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Billet de blog 11 avril 2025

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Lutte des âges, lutte des classes

Depuis quelque temps une petite musique se fait entendre avec insistance : les retraités constitueraient un groupe social privilégié, dont le niveau de vie trop élevé pèserait sur celui des actifs, amputé par des niveaux de cotisation insupportables. Il faudrait donc d’urgence « baisser les retraites géantes des boomers ». On joue ainsi la lutte des âges pour faire écran à la lutte des classes.

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Depuis quelque temps une petite musique se fait entendre avec insistance : les retraités constitueraient un groupe social privilégié, dont le niveau de vie trop élevé pèserait sur celui des actifs, ces derniers voyant leur salaire amputé par des niveaux de cotisation insupportables. Il faudrait donc d’urgence « baisser les retraites géantes des boomers ».

Ce discours, pas totalement inédit dans la mesure où la réduction des pensions est une constante du discours capitaliste depuis l’instauration du régime général des retraites, comporte néanmoins une nouveauté : d’habitude, ce sont les futures retraites qui sont visées, au nom de l’équilibre financier du régime ; ici on cible les retraites actuelles (mais aussi, bien sûr, les retraites futures : d’une pierre deux coup), au nom d’un principe d’équité intergénérationnelle, une sorte de solidarité à remettre dans le bon sens.

Le bon sens, justement, c’est ce qui prétend articuler le raisonnement. Il faudrait comprendre que si les « jeunes actifs » ne parviennent pas à vivre dignement de leur travail, à accéder à la propriété immobilière, à mettre leur désir d’enfants en œuvre etc., c’est à cause des ponctions sur leur revenus, à cause des 28% en moyenne de leur salaire brut sacrifiés au financement des retraites.

Plus d’un quart des salaires des actifs vont dans les poches des boomers – cette génération de jouisseurs qui après avoir bordélisé la société en mai 68, constitue désormais le principal verrou d’une France figée dans ses inégalités, sabordant son avenir. Que jamais l’on ne s’interroge sur qui sont les « jeunes », sur l’homogénéité sociale d’une telle catégorie, pas plus qu’on ne questionne celle des "boomers", ne semble poser aucun problème.

Les statistiques permettent de tenir des propos abstraits, de dire des choses « exactes » (au sens d’une exactitude comptable), bien que fausses du point de vue du sens. On mobilise de gros concepts – « gros comme des dents creuses » dirait Deleuze – soutenant un discours sûr de son fait, mais incapable d’atteindre le sens concret de la réalité qu’il prétend décrire.

L’un des aspects les plus mis en avant pour dénoncer l’injustice du système de retraite par répartition est l’inégalité des niveaux de vie : celui des retraités serait supérieur au reste de la population. Passons sur tout ce qui s’amalgame dans ce concept de « niveau de vie », passons sur la cécité relative à la circulation des richesses au sein des familles, passons sur le peu de pertinence qu’il y a à analyser une société en termes de classes d’âge indifférentes à l’hétérogénéité des milieux sociaux, bref faisons mine d’enregistrer l’information dans sa froide exactitude comptable : le niveau des vies des retraites dépasse celui des actifs. Il est clair que ce fait n’a pas la même valeur selon le sens qu’on lui prête.

Pour les critiques de la répartition il signifie que les retraités exploitent les actifs, vivent sur leur dos, à l’image de cette caricature d’Ancien régime montrant la noblesse et le clergé à cheval sur le tiers-état. Les jeunes sont écrasés par le poids des prélèvements finançant le train de vie indécent de la génération du baby-boom. Il faut donc mettre fin aux privilèges en sabrant dans les transferts sociaux. Telle serait la Révolution sociale de notre temps.

Pourtant, comme l’a montré l’économiste Michael Zemmour, dans un fil récent posté sur BlueSky  « si le niveau de vie des retraités est légèrement plus élevé que celui de la population totale en moyenne, ce n’est pas parce qu’il y a plus de riches, c’est d’abord parce qu’il y a moins de très pauvres ce qui s’explique par le fait que le minimum vieillesse est d’un montant très supérieur au RSA ».

En fait, le revenu des gens aisés diminue en passant à la retraite, ce qui est logique si l'on considère que la pension est inférieure aux derniers salaires. Il est évident que cette lecture change le sens du « scandale ». Le fait que la richesse des "vieux" soit d’abord et avant tout celle d’un capital faiblement taxé n’est jamais analysée.

Pourtant si les vieux riches sont riches de leur capital et non de leur pension, ne faudrait-il pas mieux augmenter la fiscalité sur le patrimoine plutôt que de baisser les retraites ?

Ces revenus fiscaux, une fois redistribués, ne permettraient-ils pas de lutter contre la misère des jeunes, allant dans le sens d’une solidarité sociale et intergénérationnelle qu’il s'agirait de remettre à l’endroit ?

Cette solution est évidemment inacceptable pour les critiques de la répartition, qui poussent plutôt vers des baisses d’impôt sur le capital.

En fait, le refoulement de la question du capital est parfaitement cohérent avec l’interprétation anti-répartition. Si la répartition, c’est le vol, cela tiendrait au fait que les retraites sont financées par prélèvement sur les revenus des actifs : les boomers détournent à leur profit une part de ce qui revient aux actifs.

Cette interprétation installe la discussion dans un cadre extrêmement étroit. Posant le problème de manière aussi restreinte, elle pose un faux problème. Poser le problème du financement des retraites comme un enjeu de répartition des revenus du travail entre actifs et inactifs, c’est exclure du périmètre des débats la question du partage de la valeur ajoutée. On fait comme si l’enjeu était de déterminer à quelle part du gâteau les travailleurs actuels et les anciens travailleurs avaient droit, sans dire que ce gâteau, réduit aux salaires, laisse intact un autre gâteau : celui du capital.

Avec un tel cadrage, il n’est pas étonnant que l’équité intergénérationnelle soit hissée en mesure par excellence de la justice sociale. Mais ce conflit entre générations ne concerne que les générations de travailleurs. La mise en scène de la lutte des âges a pour fonction de reléguer la lutte des classes hors champ. Or il est clair que ce qui est en jeu dans le financement de la protection sociale, retraite en tête, c’est le partage de la valeur ajoutée : celle-ci se distribue en revenus du capital, salaires et cotisations sociales.

Les cotisations sociales ne sont pas prélevées sur les salaires mais sur la valeur totale. Prétendre que les cotisations sociales amputent le revenu des actifs c’est ne pas voir (ou feindre de ne pas voir) que ces cotisations financent une assurance sociale, financent des biens et services qui profitent à tous, sont en réalité un salaire indirect. Il faudrait d’ailleurs s’étonner (ou feindre de s’étonner) de ce que les adversaires des boomers, qui ne jurent que par l’équité intergénérationnelle, s’opposent à toute hausse de salaires bruts.

Pourtant celle-ci permettrait de réduire l’écart de niveau de vie entre actifs et retraités, tout en accroissant les ressources financières des caisses de retraite. Une telle mesure cesserait d’opposer actifs et retraités et assumerait que l’antagonisme économiquement pertinent ne concerne pas les jeunes et les vieux mais le travail et le capital. *

Évidemment on objecte qu’augmenter les salaires ou la taxation du capital est impossible, car cela nuirait à la compétitivité de l’économie, que la seule option viable consiste à « baisser les retraites géantes des boomers ». On connaît la chanson. On voit au passage que le véritable verrou figeant la société dans ses inégalités est le verrou du capital ; et ce verrou est solidaire d’une position erronée (et malhonnête ? la question reste ouverte) du problème des retraites (il faudrait d'ailleurs préciser que pour certains économistes, substituer la lutte des classes à la lutte des âges resterait en deçà d’une position pertinente du problème si l’on ne questionnait en même temps ce qu’on appelle « travail », ce qu’on détermine comme « valeur » et la manière de concevoir les retraites comme  ''transferts sociaux'' des "actifs" vers des ''inactifs'', mais laissons…)

Comme souvent finalement, on stigmatise une partie de la population pour que rien ne change : on joue la lutte des âges comme d’autres mettent en avant la lutte civilisationnelle, la bataille culturelle etc. Il n’est pas étonnant d’ailleurs que les slogans « il faut baisser les retraites des boomers » ou encore « c’est Nicolas qui paie » entretiennent une affinité structurelle avec les ritournelles fascisantes ciblant les immigrés qui profiteraient de la générosité du modèle social français, ou bien des femmes qui refusent d’avoir des enfants alors que le patriotisme, et le financement de la sécurité sociale demandent le réarmement démographique. La connivence entre les discours capitalistes échevelés et le fascisme est bien documentée (cf. Chapoutot, par exemple).

Un dernier point : le recours massif à l’argument démographique comme réalité statistique froide dont il s’agirait de tirer les leçons en toute impartialité. Encore une fois ce n’est pas nouveau : le vieillissement de la population a toujours été prétexté pour justifier les coupes dans les dépenses de retraites. L'argument a été mille fois critiqué. Notons seulement une chose : faire de la démographie un argument économique s’apparente à une négation de l’économie dans la mesure où celle-ci enseigne que la croissance économique est affaire de productivité et non de démographie. Ce n’est pas la taille de la population qui importe, c’est la valeur qu’elle produit, et c’est évidemment cette valeur qui compte pour financer la protection sociale. Réduire les enjeux de répartition à la démographie, c’est un peu l’équivalent de la promotion des théories mercantilistes comme grille de lecture du commerce international (voir la tribune de Charles Wyploz publié récemment dans le Monde sur le mercantilisme de Trump).

Il n’en demeure pas moins qu’une réflexion sur le financement de la protection sociale dans un contexte de modération économique s’impose, pour des raisons écologiques d’abord. Sans doute cela devra passer par une refonte de la comptabilité nationale qui est tout sauf un outil purement descriptif et politiquement neutre. Mais d’ores et déjà celle-ci permet de penser que la croissance économique n’est pas réductible à un accroissement quantitatif puisqu’on peut produire moins de biens et services mais de meilleure qualité. Est-ce que cela sera suffisant pour conjuguer prospérité et écologie ? on peut en douter. On a du mal, en effet, à imaginer qu’une « transition » écologique efficace puisse faire l’économie d’une répartition plus juste de la valeur et du capital.

*S’agit-il d’une réduction ad « luttes des classes »? Si l’on peut légitimement contester l’économicisme qui revient à coder tous conflits sociaux en termes de luttes des classes, s’aveuglant sur les multiples facettes des dominations en termes de sexe, de genre, de race (tout ce que les approches intersectionnelles mettent pertinemment en avant aujourd'hui), ne pas voir qu’en matière de financement de la protection sociale la lutte des classes surdétermine la scène relève de la mauvaise foi ou du déni. 

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