Les migrants, les migrants, les migrants… nos politiciens et nos médias n’ont que ces mots à la bouche. On nous les offre sur catalogue : il y a ceux qui sont bloqués devant un mur ou une frontière, ceux qui s’entassent dans des trains macédoniens, ceux dont les chairs sont froides et gonflées par leur séjour aquatique, ceux qui arpentent aux dépens des honnêtes gens le tunnel sous la Manche, ceux qui sont ici, chez nous, et qui sont trop bien traités. La Belgique, ces jours-ci, devient folle, elle remâche, rabâche : le problème ? Les migrants ! La solution ? Des murs, des murs, mais pas chez nous hein, faites ça loin, chez les Grecs ou les Hongrois ! À les écouter on imagine déjà une grande enceinte – pourquoi pas des murs et des miradors flottants, au milieu de la Méditerranée ? À la misère du monde, on répond en plantant partout des panneaux interdit.
Notre droite n’essaye même plus de cacher sa haine et son nationalisme larvé (bien plus économique que culturel). Le grand Bart De Wever, chef des nationalistes flamands, shadow premier ministre, compare les réfugiés à une fuite d’eau dans la cave européenne – oui, c’est du plagiat et Sarkozy devrait demander des droits d’auteurs sur sa vile métaphore aqueuse. De Wever donc, sans appel : ces gens-là méritent « un lit, un bain et du pain » (Le Soir, 28 août), c’est tout. Après, ils se démerdent. Le délire est tellement gros, que les médias répètent, répètent, comme des perroquets, les énormités du grand Bart sans même vérifier ses affirmations. Non, les réfugiés n’ont pas les mêmes droits que les Belges (et c’est en soi un scandale) mais voilà, à force de le dire partout, les citoyens finiront bien par croire que ces pauvres hères sont des voleurs-de-boulot-privilégiés.
Puis c’est le reste de la droite flamande qui se lance, d’un bond enthousiaste, dans la brèche. Patrick Dewael, chef de groupe des libéraux flamands à la Chambre des Députés : « il faut un équilibre entre droits et devoirs » (La Libre, 30 août) et de proposer des services « à la communauté » obligatoires pour les réfugiés. C’est vrai que les travaux forcés, pour des étrangers non-européens bien sûr, ça ferait peut-être repartir l’économie… La surenchère continue, et le directeur nationaliste flamand d’un CPAS (Centre Public d’Action Sociale, chargé de verser les allocations aux plus déshérités), décide de s’exécuter ! Pas de pain si les réfugiés n’effectuent pas des « petits boulots » pour la commune (La Libre, 1 septembre). C’est totalement illégal mais pas de problème, le directeur assume. Et les enfants ? Ils auront bientôt droit à des « petits boulots » aussi ? La ritournelle continue, à nouveau dans le parti libéral flamand : on avance des parallèles douteux et maladroits entre les réfugiés de la Seconde Guerre Mondiale, et ceux de la Crise de l’Émigration Européenne, deux événements tout à fait comparables.
Le « scoop » du moment, c’est qu’une antenne locale du Mouvement Réformateur (les libéraux francophones) a décidé de partager, sur son compte Facebook, l’image d’un paquebot remplis à ras-bord sous-titrée : « Le PS est sauvé, les nouveaux électeurs arrivent ! » (RTBF, 1 septembre). Au-delà de la bassesse de l’attaque, ce qui est choquant, c’est que cette technique fait partie des classiques de l’extrême-droite : terroriser les gens de bien avec des images de ras-de-marée humain complètement sorties de leurs contextes. La réaction du parti a été de déclarer que chacun doit avoir : « la plus grande prudence dans son expression sur ce sujet particulièrement sensible » et d’inviter « tous les membres [du parti] à observer cette prudence dans leur expression ». Nos libéraux ne prennent plus la peine de jurer qu’ils ne sont pas racistes, ils préfèrent insister sur la prudence avec laquelle leurs membres doivent exprimer leurs pensées racistes.
Et les médias ne relèvent pas, neutralité oblige. Il me faudrait un article entier pour dire tout le mal que je pense de cette presse au service des puissants, de ceux qui ont des attachés en communications et des moyens pour faire passer leurs idées nauséabondes. Les deux grands quotidiens belges avalent tous les mensonges, tous les tours de passe-passe communicationnels et les recrachent sur leurs lecteurs jusqu’au moment où un politicien « dérape », dépassant les frontières de la bien-pensance ; alors les journalistes lèvent les bras au ciel : « Ce n’est pas notre faute ! Nous ne faisons qu’informer, que dire aux gens ce que les hommes politiques veulent leur dire ! » Peu importe le contenu, peu importe l’idéologie si cela vient d’un grand parti ou de l’État, les journalistes aboieront en chœurs.
Mais revenons à nos « libéraux », si peu libéraux sur les questions sociales et culturelles. En Flandre, les nationalistes poussent le bouchon si loin que le reste de la droite est obligée d’inventer des politiques et des propositions plus ignobles pour ne pas donner l’impression de se faire distancer. En Wallonie et à Bruxelles, l’alliance du conservatisme et du néo-libéralisme fonctionne à plein rendement : les populations s’appauvrissent, les inégalités se creusent, on assassine la culture et l’éducation, les politiques d’austérité ne fonctionnent pas, ou alors fonctionnent trop bien, et pendant ce temps on déblatère sur les migrants, les réfugiés, les immigrés, les musulmans, on se fabrique un Diable à détester.
Je pourrais dire que nous avons, nous européens, un devoir historique d’assistance – après tout, nous avons colonisé les trois quarts du globe et nos États ont toujours œuvré pour maintenir leur mainmise économique sur les ressources de la planète. L’Afrique meurt de faim sur ses terres arables, le Moyen-Orient s’entre-déchire sous les bombardements décennaux de l’Occident. Entre deux articles sur l’immigration, on peut trouver dans les archives de la presse belge une information saisissante : « Près de la moitié des armes à feu européennes exportées [légalement] vers le Moyen-Orient viennent de Belgique. » (RTBF, 22 octobre 2013) Je pourrais dire cela : nos pays sont en bonne partie responsables du chaos dans lequel se trouve le monde, accueillons ces pauvres gens. Mais non, ce qui me désespère est bien plus profond, c’est l’idée que des êtres humains puissent apprendre à se haïr ou à se mépriser à cause du lieu de leur naissance. Je ne peux me contenter d’une charité internationale alors que la situation demande beaucoup plus, qu’elle demande une véritable solidarité humaine et sans frontière.
Derrière toutes les politiques de migrations, des plus ouvertes aux plus fermées, il y a la négation d’un fait irréfutable : la quasi-totalité des migrants ne quitterait par leur pays, leur terre, leur maison, leur famille, leurs racines… s’ils n’y étaient pas obligés par les circonstances, la première et la plus endémique étant la pauvreté. Et puis, il y a la faim, les guerres, les maladies, etc.etc. Si l’Europe décidait, demain, de collaborer vraiment avec le reste du monde, si elle les aidait à atteindre l’auto-suffisance alimentaire, si elle offrait son patrimoine technologique, si elle participait à de grandes campagnes de vaccination et de diffusion de médicaments, si, enfin, elle acceptait de soutenir les peuples contre les dictateurs, au lieu de les accueillir sur des tapis rouges, la face du monde en serait bouleversé.
Seulement, elle ne le fera pas. Parce que pour dix justes, il y a mille rapaces, parce qu’elle est dirigée par le Pouvoir et l’Argent. Nos politiciens, nos médias se moquent éperdument du sort du genre humain, ce qui les intéresse c’est de gagner/conserver le pouvoir ; ceux qui sont derrière eux, ou plutôt, ceux qui sont juchés sur leurs épaules, les très riches et très puissants, ne s’inquiètent que de leur place dans la hiérarchie sociale. Comment réaliser l’égalité dans le monde si nous sommes incapables de nous battre pour elle dans nos propres pays, si nous l’enterrons tous les jours en laissant le néo-libéralisme poursuivre son lent travail de sape de nos libertés et de nos acquis sociaux ? Les puissants savent aussi que notre opulence est la conséquence de la servitude des autres peuples et un contrat tacite les lient aux citoyens : si nous luttons pour une redistribution des richesses mondiales, qui coudra vos vêtements et cultivera votre café ?
Le climat actuel, cette attaque en règle contre les migrants, et les réfugiés en particulier, démontre que tous ces politiciens aux dents longues ont le racisme lâche. Ils se cachent derrière des formules et des communicants, derrière la neutralité intéressée des médias. Ils n’ont même pas le courage d’afficher leur haine. Voilà un signe des temps : la haine ronge l’âme, mais elle se camoufle, parce la mémoire du XXe siècle est encore trop forte. Cette mémoire finira toutefois par disparaître, d’ailleurs elle disparaît déjà, les peuples étant nourris à la culture du Présent permanent. Et la haine finira par reparaître, par s’afficher à nouveau au grand jour – elle sortira oriflamme et drapeaux, Soral pourra crier à haute voix : « Oui, oui je suis antisémite et homophobe ! ». À ce moment-là, il sera bien tard et nous verrons l’histoire se répéter : les bourreaux nous serviront de professeurs, les charniers de salles de classe.