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Billet de blog 9 septembre 2015

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À côté du « Refugees welcome », la rancœur

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Imaginez une gare de Bavière : de jeunes et fringants bénévoles accueillent des réfugiés avec des panneaux, des couvertures et de la nourriture. Ils sont motivés par la meilleure intention du monde : aider leur prochain. Imaginez que la presse européenne s’empare de cette image, la diffuse, que des scènes comme celle-là se reproduisent, un peu partout, qu’en France on manifeste, qu’en Belgique on organise un réseau de soutien et une grande assemblée démocratique où citoyens et réfugiés peuvent construire des réponses politiques ensembles. Imaginez que ceux qui ont bon cœur se disent : voilà, les gens commencent à comprendre, la solidarité, le respect de l’humanité. Et maintenant, imaginez que dans cette gare de Bavière, sur ce balcon de Paris, sur ce trottoir de Bruxelles, un homme ou une femme observe, un pli de désapprobation aux lèvres ; cet homme ou cette femme, n’aime pas les migrants ou les réfugiés (pour lui, pour elle, c’est du pareil au même) ; cet homme ou cette femme, est xénophobe, peut-être par simple ignorance, peut-être viscéralement, parfois les deux ; cette personne, multipliez-la des millions de fois et vous obtiendrez un tableau fidèle de l’Europe.

Ces derniers jours, la voix de l’indignation a gagné en puissance dans les médias et dans les échanges privés, sur Facebook ou sur les paliers. La diffusion de la fameuse photo, celle dont tout le monde se souviendra, contraint ceux qui tiennent les rennes à donner du mou. Personne ne peut dire éhontément, face à l’horreur : « peu m’importe ! » Mais le silence n’est pas l’absence. Combien de gens se taisent ? Combien meuglent à voix basse : « C’est du chantage émotionnel ! Moi, j’aime pas les migrants, mais bon, j’vais pas non plus dire que j’voulais la mort de c’pauve gosse ! » Je crois que mes amis, que tous ceux qui se trouvent dans le camp des frontières ouvertes, s’illusionnent s’ils pensent avoir gagné une bataille grâce aux médias, à l’opinion publique ou à l’attitude de Merkel. Ils feraient une erreur immense s’ils refusaient d’admettre que, pour détruire la haine, il faut détruire ce qui l’a fait naître. Et que cette chose, son origine, c’est une politique, une stratégie, c’est un système global qu’on ne changera pas avec des efforts de charités, aussi utiles soient-ils pour la vie immédiate de milliers de migrants. La collecte, ce n’est que le premier pas d’une entreprise plus large.

Prenons l’Allemagne. Les médias « progressistes » disent : « nous n’aimons pas les politiques allemandes, nous n’aimons pas le contrôle qu’elle exerce sur l’Europe et l’ordolibéralisme qu’elle exporte, mais là, chapeau ! La France devrait suivre le mouvement ! » (Remarquez qu’en Belgique, il n’y a pas de médias « progressistes », donc on n’en est même pas là !) Or, il y a trois choses qu’on ne peut manquer d’évoquer sur la stratégie d’ouverture de l’Allemagne : (1) elle en a les moyens, (2) elle a gagné ces moyens grâce à une politique férocement anti-sociale et (3) il s’agit d’un investissement, son avenir démographique dépendant de l’immigration. Merkel n’agit pas par humanité, sinon elle ne laisserait pas les Grecs crever dans la misère. Merkel agit à travers une logique économique purement (néo)libérale : l’Allemagne a besoin de main d’œuvre fraîche, l’Allemagne a besoin d’une population démographiquement plus active, l’Allemagne a enfin besoin de redorer son image après l’affaire grecque. Voilà pour la « générosité allemande ».

Qui plus est, les réformes effectuées depuis des décennies, la fameuse « baisse du chômage », consistent à précariser toute la base de la pyramide sociale pour assurer les bénéfices des couches les plus favorisées : entrepreneurs, évidemment, mais aussi un grand nombre de retraités. Les réfugiés, en Allemagne, on déjà une place toute trouvée : ils boucheront les trous et s’occuperont de toutes les besognes pour lesquelles on manque d’Allemands. Merkel est une bonne politicienne, elle a réussi un tour de force impressionnant : quelques semaines après avoir expliqué doctement à des migrants qu’elle allait les expulser sous le regard d’une caméra, elle ouvre grand les bras et fait passer Hollande pour un réactionnaire alors que celui-ci avait réussi (de manière cela dit très hypocrite) à se tirer de l’affaire grecque avec un certain aplomb. Communication et machiavélisme, les armes de la conseillère allemande sont toujours les mêmes. Cerise sur le gâteau : elle étouffe complètement les sociaux-démocrates – tellement « à gauche » qu’ils étaient encore plus sévères avec les Grecs que la droite allemande – en leur coupant l’herbe sous le pied.

Et pendant ce temps, les anti-immigrations, les racistes, les néo-nazis se répandent de haine face à des citoyens déjà sonnés par les politiques anti-sociales de leurs États respectifs. Ceux qui ont le vent en poupe, ces dernières années, ce ne sont pas les gauches radicales, c’est le FN, c’est la droite dure allemande et britannique, ce sont les promoteurs d’un nationalisme qui s’assume encore difficilement, surtout en Allemagne. Mais ces marchands de peur sont bien là, et ils travaillent avec la complicité régulière des grands médias – des études récentes montrent à quel point la « normalisation » du FN a été opérée à travers les médias. La raison pour laquelle cette normalisation a tout à fait échoué en Belgique, surtout francophone, est que, chez nous, le « cordon sanitaire » est un impératif politique respecté. Je n’approuve pas vraiment cette stratégie, parce que loin de défendre des idées, elle défend des intérêts, ce qui suffit à la salir. Surtout, le « cordon sanitaire » ne devrait pas être une mesure exceptionnelle, tous les partis qui défendent de véritables idéaux et de véritables programmes ne devraient pas se compromettre avec leurs ennemis…

Mais passons : elle fonctionne et dès l’instant où, en France, les médias ont déroulé le tapis rouge aux frontistes, la normalisation était en marche. Le grand élan de soutien envers les réfugiés, pour ces gens-là, c’est une occasion en or, la preuve que le « Grand Remplacement » est en marche. Il ne faut pas cacher cette réalité et la renvoyer derrière le voile de l’erreur – évidemment que le « Grand Remplacement » n’existe pas, mais le fait que des gens y croient lui donne un impact sur la réalité politique. Et cela s'inscrit dans  une problématique plus large, elle aussi souvent refoulée, celle de « l’identité ». S’il n’existait pas de crise de « l’identité », entendue dans le sens d’auto-définition des individus, il n’y aurait pas de repli nationaliste ou souverainiste. Nos élites nient que l’auto-définition (l’identité) soit devenue problématique, parce qu’elles sont les principales fossoyeuses du mode d’auto-définition politique : celui du projet de transformation de la société. Dans un monde où les mots n’ont plus aucun sens (« réformer en profondeur », « inflexion de la courbe du chômage », « combat contre les inégalités », « redresser la France », « soutenir le pouvoir d’achat des Belges », « sens des responsabilités », etc., etc.), comment en vouloir aux simples citoyens de se tourner vers des offres politiques pleines de réponses, même si elles sont fausses ? Les puissants cultivent à la fois la perte de repères et le mépris pour un peuple qui a en terriblement besoin.

Bien sûr, tout cela ne doit pas empêcher la gentillesse et l’humanité de s’exprimer, bien au contraire ! Que des volontaires s’organisent pour faciliter la vie des migrants, c’est une excellente chose, ces gens-là sont plus courageux que les intellectuels de chambres qui dénoncent, dénoncent, dénoncent sans jamais agir. Cependant, il faut comprendre, une fois pour toutes, que cette gentillesse et cette humanité ne changent rien aux fondements du système de domination actuel. Domination intérieure dans les États entre riches et pauvres, domination entre les États européens riches et pauvres, domination de l’Occident riche sur une bonne part du monde pauvre. Cet axe, cette hiérarchie de pouvoir entre les individus, et entre les États, c’est le source de toutes les haines. C’est ce qui emplit de rancœur la tête de beaucoup de citoyens ordinaires qui n’arrivent pas à considérer un réfugié comme un égal. Ces citoyens luttent déjà pour vivre et, à leurs yeux, les réfugiés viendront leur compliquer la tâche. Ces citoyens raisonnent avec cette métaphore malthusienne si connue : la production d’un pays, c’est une grande tarte et plus il y a d’habitants dans ce pays, plus il faut partager la tarte. Bien sûr, cette image est fausse – la tarte en fait est très inégalement partagée entre les puissants et les autres, notre part est ridicule comparée à celles que s’attribue le sommet de la pyramide.

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