Thibault Scohier (avatar)

Thibault Scohier

Politologue égaré

Abonné·e de Mediapart

13 Billets

0 Édition

Billet de blog 22 juillet 2014

Thibault Scohier (avatar)

Thibault Scohier

Politologue égaré

Abonné·e de Mediapart

Petit tableau de la situation politique belge actuelle et des enseignements des élections de mai 2014

Les drapeaux belges disparaissent des fenêtres. Quelques irréductibles ont attendu la fête nationale, le 21 juillet, pour rendre à l'obscurité les couleurs d'une nation inexistante.

Thibault Scohier (avatar)

Thibault Scohier

Politologue égaré

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les drapeaux belges disparaissent des fenêtres. Quelques irréductibles ont attendu la fête nationale, le 21 juillet, pour rendre à l'obscurité les couleurs d'une nation inexistante. Que s'est-il passé en Belgique, un pays peu connu pour ses élans nationalistes et où la dernière floraison du noir, jaune, rouge date de la crise gouvernementale de 2010 ? Le Mondial est passé par là... les Diables rouges ont escaladé le classement de la FIFA entouré d'un halo médiatique dithyrambique. Malgré leurs prestations souvent moyennes, une ferveur populaire inédite s'est emparée de la Belgique, du nord et du sud, faisant rejaillir un rapport à la « nation » que ma génération n'avait jamais expérimenté.

Et puis... les Diables ont perdu en quart de finale, tout l'attirail du marketing noir, jaune, rouge a pris la poussière et les millions d'euros dégagés par quelques grandes firmes en Belgique et partout ailleurs se sont entassés sur les comptes en banque de quelques heureux actionnaires. Tout est rentré dans l'ordre en quelque sorte... sauf bien sûr, que la Belgique n'a plus de gouvernement depuis les élections fédérales/régionales/européennes de mai dernier. Des négociations se déroulent dans l'ombre des sièges de partis depuis plus de deux mois sans que le citoyen lambda n'ait l'air de s'y intéresser...

C'est dire si, quand le PS et le cdH ont annoncé qu'ils formaient une coalition en Wallonie, coupant l'herbe sous le pied des Ecolos (qui gouvernaient avec eux lors de la dernière législature) et du MR (qui était déjà dans l'opposition), les sourcils se sont froncés et la nouvelle a paru surprenante. Pourtant, elle n'avait rien de surprenant. Le PS doit garder le leadership au sud du pays s'il veut pouvoir prétendre à quelques réussites après avoir dirigé le gouvernement fédéral... le cdH au contraire, cultive sa ligne centriste en oscillant légèrement à la gauche du spectre parlementaire. Du seul point de vue de la Région wallonne et de la Communauté française1, la coalition rose-orange est très classique. Sauf que, il y aussi Bruxelles et le gouvernement fédéral.

À Bruxelles, le PS a sauvé les pots cassés en unissant ses forces avec le FDF, pourtant classé à droite, et avec le cdH encore. Du côté francophone de l'échiquier politique, la social-démocratie et les « humanistes » (drôle de retournement sémantique quand on sait que le cdH représente toujours les restes de la démocratie-chrétienne) contrôlent la formation des gouvernements, en Wallonie et en Communauté française, et bottent en touche le MR pour cinq nouvelles années. Mais là encore, l'équation n'est pas si simple. Au fédéral, le premier parti du pays est celui de Bart De Wever (qu'on appellera désormais Bart), un parti de droite dure, nationaliste flamand et dont les rangs sont régulièrement gonflés par des transfuges de l'extrême-droite.

Il est de coutume en Belgique, de triste coutume devrais-je dire, de gouverner au fédéral en composant avec le clivage communautaire, c'est-à-dire, avec les tensions entre les francophones relativement pauvres et les flamands relativement riches. Tous les partis flamands (à part les écologistes de Groen et, dans une moindre mesure, les sociaux-démocrates du sp.a) se sont imprégnés de la logique des intérêts communautaires dans laquelle le gouvernement fédéral n'est rien d'autre qu'un arbitre entre les deux factions qui luttent pour conserver (les francophones) ou réduire (les flamands) l'unité politique et la fonction redistributive de l'État fédéral.

Donc, au niveau national, les dernières élections ont révélés un statu quo très ennuyeux : Bart et la NVA caracole en tête avec plus de 20 % des suffrages (plus de 30 % pour le seul collège électoral flamand). Les autres partis gagnent ou perdent quelques pourcents sans que cela modifie réellement la donne. Du seul point de vue communautaire, un choix radical se posait pour les partis francophones : maintenir la NVA dans l’opposition en risquant de légitimer le rôle de « pure victime » duquel elle se pare depuis des années ou gouverner avec elle malgré ses tendances droitières – plus droitières que celle du MR, pourtant digne représentant de la droite parlementaire – et sa volonté de détricoter l'État belge.

Comme la NVA a « gagné » les élections, Bart a reçu l'insigne honneur d'être nommé informateur par le roi. Autre tradition politique belge, sans doute assez folklorique, il faut toujours nommer d'abord un informateur puis, si ça ce passe bien, un formateur. Mais si ça ne ce passe pas bien on fera appel à un démineur et, pourquoi pas, à un sondeur, un plongeur ou un rameur... Toujours est-il que Bart informateur a échoué à former une majorité : le cdH n'a pas voulu jouer le rôle de parti pivot en donnant son assentiment à une grande coalition de centre droit (dont on voyait mal quel autre parti que le cdH aurait constitué le centre d'ailleurs). Et pourtant, idéologiquement, Bart est parvenu à dépasser le clivage communautaire et à imposer une ligne de formation « gauche-droite » plus traditionnelle.

Les médias et leurs analystes sont très frileux sur ce changement de priorité politique, peut-être par peur de voir le communautaire ressortir du bois inopinément comme cela arrive souvent en Belgique. Toujours est-il que Charles Michel, incarnation du népotisme politique « réformateur » – encore un joli renversement sémantique, les libéraux sont devenus les réformateurs alors qu'ils pratiquent la conservations sociale à outrance – a repris le flambeau et tente, depuis plusieurs jours, de former une coalition dite « kamikaze »2. Pourquoi « kamikaze » ? Parce que le MR serait le seul parti francophone de l'alliance qui comprendrait NVA, CD&V (chrétien-démocrates flamands) et Open-VLD (libéraux flamands). Chassez le communautaire par la porte, il revient par la fenêtre.

Parce que oui, construire une majorité à 80 % flamande, avec un parti nationaliste majoritaire dans la majorité parlementaire et un programme de droite « décomplexée », cela relève du coup de poker pour le MR. Économiquement, le pari tient en quelques mots : soit les politiques droitières d'une telle coalition parviennent à relancer la machine économique en affirmant la destruction de l'État social et l’appauvrissement des couches populaires, soit la crise confirme sa permanence et les coupes budgétaires drastiques ne feront qu'aggraver la situation. Mais, c'est à l'ombre du problème communautaire qu'on trouvera les vrais gagnants. La NVA pourra claironner sur sa légitimité gouvernementale et elle organisera avec les autres partis flamands la défédéralisation de toutes les fonctions de l'État qui peuvent être communautarisées sans toucher à la Constitution. Il n'est d'ailleurs pas impossible que de tels changements s'opèrent sous prétexte de « rationalisation » des services publics.

Le MR risque tout simplement de devenir le parti-traître, le copain incestueux de la NVA rompant les promesses faites par ses dirigeants aux électeurs, les yeux dans les yeux, de ne jamais s'allier avec Bart. Pourquoi prendre un tel risque ? Sans doute par souci de vengeance et d'escalade : le PS, le cdH et le FDF l'ont poussé hors de tous les gouvernements francophones et s'il ne parvient pas à tirer le fédéral à droite, on pourra dire que le parti a échoué dans tous ses objectifs. Reste bien sûr l'option de rechange, la tripartite classique – en Belgique une « tripartite » est en fait une sexapartite, c'est-à-dire une coalition à six comprenant les trois familles politiques : PS/sp.a, MR/Open-VLD et cdH/CD&V – mais les libéraux francophones et flamands refusent de former une majorité avec ceux qui maintiennent les premiers dans l'opposition en Wallonie, à Bruxelles et en Communauté française et qui refusent pour les seconds de pratiquer une politique de droite « décomplexée ».

Réussira ou réussira pas, Michel, l'informateur kamikaze ? Difficile à dire... l'Open-VLD opposait jusqu'ici son veto à toute participation au fédéral s'il ne rejoignait pas le gouvernement régional-communautaire flamand. Celui-ci aurait du revenir à une coalition NVA et CD&V mais on vient d'apprendre (La Libre.be, 22/07) que les deux partenaires ont ouvert la porte aux libéraux... La possibilité d'une coalition de droite, porteuse d'un projet austéritaire (plus ou moins assumé) et soutenue par un seul parti francophone se rapproche. Aux yeux de l'auteur de ses lignes, c'est sans doute le pire scénario, politiquement parlant, qui pouvait ressortir des élections de mai dernier.

Une gauche molle (PS) va gouverner avec un centre indécis (cdH) en Wallonie et en Communauté française ; à Bruxelles la même gauche molle s'est alliée à la droite francophone régionaliste (FDF) et à la droite flamande classique (CD&V et Open-VLD). En Flandre, toute la droite (les mêmes plus NVA) peut potentiellement arriver au pouvoir et la même majorité (plus le MR) se trouverait aux commandes du fédéral... La Belgique n'a plus connu de gouvernement de droite pure depuis la dernière équipe de Wilfried Martens en 1987.

Ce que nous apprennent les dernières élections, c'est que l'imbrication du clivage communautaire et du clivage gauche-droite s'est renforcée – peut-être s'agit-il du contexte entretenu de crise permanente ? Autre détail mais pas des moindres : le décrochage est consommé au sein des familles libérale et démocrate-chrétienne. Le cdH a refusé de suivre le CD&V au fédéral et l'Open-VLD a accepté de participer au gouvernement bruxellois en échange d'un poste de vice-ministre-président (ce qui est certes une habitude mais qui prend corps dans le contexte très particulier d'une menace de la part des libéraux, du nord et du sud, de bloquer la formation des coalitions à Bruxelles et au fédéral si on les écartait au régional ; le VLD s'est rétracté assez vite et sans avoir l'assurance, à l'époque, de participer à la majorité en Flandre ou au fédéral).

Face à tous ces processus, à ces négociations pour le moins complexes, les citoyens semblent partagés entre deux sentiments ambivalents : d'un côté, ils paraissent blasés et vivent les sursauts de la politique comme quelque chose d'olympien, de totalement hors de leur portée. Pourtant, d'un autre côté, ils expriment de plus en plus leurs frustrations devant l'état de tensions, politique et économique, qu'on leur impose en permanence. Le Mondial, ses drapeaux et sa ferveur ont démontré que le peuple n'est pas mort, il est juste endormi et parfois il se réveille, même pour de mauvaises raisons. Les médias ne sont pas pour rien dans le tableau un peu triste, un peu frustrant qui se dessine en Belgique : celui d'une bureaucratie politicienne bradant l'avenir du pays au nom d'une double erreur d'analyse, celle qui combine le nationalisme et le libéralisme. Les années qui viennent, quels que soient les partis au pouvoir, s'annoncent pauvres en idée et riches en austérité...

***

Le lancement du Messager d'outre-Quévrain fait suite à la mise en sommeil du web-journal Diffractions.info. Ce deux projets partent d'un constat commun : les médias traditionnels entretiennent un climat de mésinformation où on pratique la fait-diversisation de l'actualité politique et culturelle, où on privilégie les dépêches d'agence à l'enquête et l'instantanéité du scoop au temps long de la réflexion. Le spectre des idées qu'on propose dans une « démocratie » comme la Belgique – accordons nous plutôt sur son statut d'oligarchie libérale – se réduit d'année en année et la formation critique des citoyens s'en trouve battue en brèche.

Je crois que la Belgique est, à ce titre,plus mal lotie que la France où des médias tentent encore de remplir le rôle d'éducateurs permanents et d'informateurs indépendant du pouvoir de l'argent. Mediapart représente un compromis entre le journalisme « classique » (même si minoritaire de nos jours ; on pourrait citer Le Monde diplomatique dans cette catégorie) et des variantes plus radicales, plus riches mais aussi plus difficile d'accès que sont les courageux journaux/revues comme Article 11, CQFD, Vacarme...

Le Messager permettra, je l'espère, de créer un espace d'analyse politique sérieuse sur la politique belge, française et internationale. Les méandres du paysage politique de la Belgique m'offrent une occasion de l'expliquer avec pédagogie aussi bien aux citoyens belges qu'à toutes autres personnes qui pourraient s'y intéresser. Ce blog est d'ailleurs ouvert à tous individus/groupes désirant y publier des réflexions politiques, théoriques ou pratiques.

1« Communauté française » est un terme impropre et auquel on aurait du préférer celui de Communauté francophone, pour créer un pendant à la Communauté flamande ; seulement, il demeure plus juste que la nouvelle dénomination, en vigueur depuis quelques années, de Fédération Wallonie-Bruxelles. Cette « fédération » n'ayant d'autres compétences que les compétences communautaires, son intitulé ne sert qu'à affirmer la volonté politique d’amarrer Bruxelles à la Wallonie dans une future fédération francophone post-Belgique. Je préférai utiliser Communauté française parce que, quoique bancale, cette dénomination reste la plus fonctionnelle et la moins chargée en futiles éléments langagier.

2Phénomène médiatique intéressant, les médias n'ont pas hésiter, dans un premier temps, à étiqueter négativement le reniement du MR sur une coalition de droite sans autre parti francophone. Dans un article parut aujourd'hui même, on peut lire : « Au MR, l'idée de cette "suédoise" semble aussi avoir fait son chemin. Qualifiée parfois de "kamikaze" » (La Libre.be, 22/07). Or, dans les faits, la chronologie des événements est inverse : on a d'abord parlé de coalition « kamikaze » avant de supporter les critiques acerbes des libéraux et de passer à une appellation beaucoup moins polémique et même assez paradoxale de « suédoise » (parce que les couloirs du drapeau suédois sont le bleu (libéraux) et le jaune (chrétien-démocrate et nationalistes flamands)). Je suis toujours étonné par la lâcheté de certains journaux qui n'assument pas leur choix rédactionnels alors que, pour une fois, ils osaient se montrer partisan et sortir de leur pseudo-neutralité médiatique.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.