Les politiciens mentent. Truisme ! s'exclameront la plupart des citoyens et des analystes politiques... Et pourtant qui combat aujourd'hui le mensonge ordinaire en Belgique ? Béatrice Delvaux, éditorialiste bien connue du Soir, vient de publier un billet ravageur (« Pourquoi promettre, si c'est pour se parjurer ? », Le Soir.be, 23/07) où elle dénonce l'attitude d'à peu près tous les partis politiques francophones. Les libéraux du Mouvement Réformateur (MR) promettent de ne pas s'allier avec les nationalistes flamands de la Nieuw-Vlaamse Alliantie (NVA) ? Qu'à cela ne tienne... pour arriver au pouvoir tout est permis. Les bourgmestres (maires) de Charleroi et de Namur, respectivement socialiste et « humaniste »1, avaient promis de se consacrer à leurs mandats locaux ? Bah... un poste de ministre en plus ne peut pas faire de mal ; et puis ce n'est pas comme si leurs partis avaient accepté de lutter contre le cumul des mandats...
On pourrait continuer à donner des exemples à l'infini. La prise de position de Béatrice Delvaux est salutaire... et pourtant elle arrive bien tard. On s'attend instinctivement à ce que les médias, surtout les grands quotidiens comme Le Soir et La Libre, opèrent un travail de veille morale et informent leurs lecteurs sur les écarts de la classe politique. Tous les citoyens ne peuvent pas dénicher les anciennes déclarations de chaque élu ou vérifier ligne par ligne les programmes de chaque parti. Les médias ne sont-ils pas les garants de la responsabilité du monde politique ? Et le devoir de celui-ci n'est-il pas, au minimum, de faire preuve de probité ?
J'ai du mal à imaginer la réaction des historiens du futur qui devront décrire le fonctionnement de nos « démocraties » et qui verront s'étaler un océan de paroles vides de sens et de promesses non-tenues. La situation de la Belgique est à peu près la même que celle de la France : des femmes et des hommes politiques se parjurent, sont même parfois condamnés pour des faits plus graves, et continuent à mener leur barque comme si de rien n'était. Les citoyens devraient être les premiers à juger et à écarter les moutons noirs... mais pour cela il faudrait les informer consciencieusement, il faudrait construire leur mémoire politique. Les médias ont abdiqué depuis longtemps le rôle de « quatrième pouvoir » - il est d'ailleurs amusant que l'expression se soit popularisée au moment précis où la neutralité est devenue l'idéologie dominante au sein des grands médias, neutralité qui, par définition, les prive de la volonté de peser réellement sur la scène politique de leur pays respectif.
Revenons à la Belgique : d'accord, le MR a menti, éhontément, face caméra, etc. etc. Et ensuite ? Béatrice Delvaux passe directement aux tensions politiques engendrées par la future coalition kamikaze (dont l'établissement est maintenant quasi-certain) et le train-train de l'analyse politique reprend de plus belle. Madame Delvaux pense-t-elle sérieusement que les cadres du MR vont changer du tout au tout, simplement parce qu'elle a haussé le ton dans un éditorial ? Son journal ne devrait-il pas faire preuve d'un minimum de cohérence, jeter sa pseudo-neutralité aux orties et exiger que nos politiciens fassent preuve d'honnêteté ?
Une telle campagne aurait une certaine prestance... Imaginez les gros titres, les schémas colorés démontrant que depuis des années les programmes sont écrits par des communicants pour plaire et non pas par des individus pénétrés par une vision du monde pour convaincre... Imaginez des dizaines de journalistes enquêtant sur l’activité parlementaire et extra-parlementaire de nos élus (comme le fait régulièrement Mediapart et quelques autres médias de manière ponctuelle en France)... Seulement, la vérité est puissante, elle pourrait causer des remous, fournir des armes à ceux qui jouent sur la peur et la rage populaire en criant aux « tous pourris ». Quel scénario est le plus dangereux : qu'on élimine, à force de silence, le concept même de vérité de la scène politique ou alors qu'on affiche une franchise radicale et sans concession, en fait une franchise démocratique ?
C'est, je crois, le fond du problème. Notre « démocratie » n'a rien de démocratique – autre affirmation que d'aucun prendront pour un truisme. De très intéressants travaux (en particulier Démocratie. Histoire politique d'un mot de Francis Dupuis-Déri) ont démontré depuis belle lurette que le mot « démocratie » s'est imposé sur celui de « république » au XIXe siècle sans toutefois changer de sens. La « démocratie », de nos jours, c'est une gestion de la chose publique, un système mixte avec une prépondérance aristocratique – faut-il encore rappeler qu'à Athènes les élections existaient mais qu'elles étaient considérées comme la procédure la plus aristocratique ? – et une pincée de « démocratie », c'est-à-dire un contrôle intermittent par le peuple des hautes sphères de l'État. Aujourd'hui, les citoyens possèdent l'insignifiant devoir de choisir qui les gouvernera – ils ne peuvent pas vraiment décider du « qui » puisque le poids des partis, des médias, des lobbys, des personnalités de l'avant scène et d'une myriade d'autres facteurs se conjuguent pour les empêcher de penser par eux-mêmes et de manière critique.
Au-delà de l'idéologie libérale et, en Belgique, de l'amour profond et hypocrite pour le consensus, le fait est que notre horizon politique est bouché par un projet de société, un projet qu'on appelle rarement par son nom et qui pourtant vivote dans la tête de presque toutes les « élites » européennes ; ce projet c'est celui du statu quo. La « démocratie », disons l'oligarchie libérale, c'est la fin de l'histoire, c'est le régime final. Toutes les familles politiques traditionnelles de l'Europe ont abandonné la visée transformatrice de leurs programmes séculaires ; chacun se présente comme le meilleur gestionnaire mais jamais comme le meilleur inventeur. Le destin du mot « réforme », équitablement employé par la droite et la gauche parlementaire, en dit long. « Réformer », c'est rationaliser un appareil de gestion, c'est, tout au plus, élargir certains droits à des catégories de la population qui en étaient toujours privées. Mais aucun politicien ne croit plus que le rôle de la politique et donc de la démocratie est de transformer la réalité, de construire un nouveau monde basé sur des idéaux et radicalement différent de l'ancien.
Nos oligarchies font du surplace... la « démocratie » n'existe que pour exister, dans la seule optique de sa réalisation permanente. Pourtant, la vraie démocratie, celle où le citoyen se gouverne par lui-même et avec les autres, n'est qu'un des moment de l'histoire humaine, une phase qui ouvre d'autres horizons et d'autres possibilités à ceux qui l'entreprennent. Le mensonge, la corruption – David Graeber fait remarquer que le lobbying est une forme de corruption institutionnalisé et je pense que c'est entièrement juste – et d'une manière générale l'indécence de la classe politique ne sont pas l'affaire d'une période ou d'une génération, ils sont consubstantiels à son existence. Les mises en garde resteront toujours lettres mortes tant que l'impunité planera au dessus des têtes de nos « élites ».
Pourquoi les médias sont-ils devenus des piliers du statu quo et des « fossoyeurs d’espoirs »2 ? Pourquoi sommes-nous passés d'un paysage ultra-partisan, qui charriait ses propres vices, à une uniformité idéologique neutralisant tout contrôle citoyen de la sphère politique ? Sans doute les intérêts de la classe dirigeante priment-ils sur la recherche de la vérité... en Belgique un seul groupe, Rossel, possède Le Soir, L'Écho, l'entièreté des publications de Sudpresse et les chaînes de télévisions associées à RTL. Sans exagérer, il contrôle la moitié du paysage médiatique belge... D'un autre côté, les rédacteurs et les éditorialistes appartiennent à une couche de la population qui les rapproche plus de leurs actionnaires que de leurs lecteurs. N'importe quel sociologue ou politologue connaît cette vérité, celle des intérêts transversaux, de l'inertie des capitaux sociaux ou même le niveau de médiocrité de l'information en général... mais ils préfèrent se taire ou pire, expliquer sur les plateaux à quel point ce système est normal et dire exactement l'inverse à leurs étudiants une fois rentrés dans leurs auditoires.
La vérité ne se défend pas qu'à moitié. Cette affirmation possède un corollaire : on n'est jamais libre à moitié. Tenons-le-nous pour dit : une « démocratie » comme la nôtre, fissurée par la décadence de ses représentants, reposant sur un socle vide, ne peut pas durer éternellement. Elle engendre ses propres monstres, donne vie aux pires cauchemars de ses défenseurs. Le proto-fascisme et l'autoritarisme qu'on voit poindre ne sont pas seulement les résultats de la misère humaine mais de la culture artificielle de cette misère. La dévastation néo-libérale, la destruction rampante et vicieuse des acquis sociaux ne créeront pas le paradis libéral dont rêvent les oligarques ; elles imposent une tension électrique dans le cœur de nos sociétés et génèrent un retour à des formes de violence, physique et symbolique, qui menaceront un jour de tout emporter et de nous renvoyer dans les affres du chaos ou dans les bras de la dictature.
Goethe disait, dans ses Maximes et réflexions, préférer une vérité nuisible à une erreur utile parce que « la vérité guérit le mal qu'elle peut causer ». Défendre la vérité aujourd'hui, c'est combattre les structures du mensonge permanent ; c'est réclamer, àchaque instant et en chaque lieu, le respect d'une honnêteté sans faille.
1Appellation politiquement dénuée de sens que les chrétiens-démocrates francophones du Centre démocrate humaniste (cdH) utilisent pour gommer leur étiquette confessionnelle.
2Voir la couverture du numéro 16 d'Article 11. Je viens d'ailleurs d'apprendre, avec beaucoup de tristesse, la fin programmée de sa version papier. Pour tous ceux et toutes celles qui ne le connaissent pas encore, la joyeuse équipe d'Article 11 propose un abonnement gratuit pour ses deux derniers numéros.