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Billet de blog 29 novembre 2015

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« Quand on a que l’amour » sans l’amour

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Hommage national : "Quand on a que l'amour" de Brel par Camelia Jordana, Yaël Naïm et Nolwenn Leroy © FRANCE 24

Cette image aux Invalides : trois chanteuses qui interprètent « Quand on a que l’amour » de Jacques Brel devant toute l’élite politique française et un parterre de familles des victimes des attentats de Paris. Une image magnifique – le ton est grave, si éloigné de la version presque jouissive de Brel, et ce message de paix, de sérénité. Pendant un instant, je me prends à rêver que c’est cela la France, ce pays dans lequel j’ai passé mon adolescence, dont l’école m’a nourri et remis sur les rails. Il y a ce sentiment en moi qui vibre, cette affection presque naturelle pour l’ombre d’une présence chaleureuse – ma France ce sont ses montagnes qui m’ont lové, sa culture qui m’a bercé et cette flamboyance qui vire pourtant si souvent au chauvinisme. Pendant un très court instant, j’aurais aimé que cette image soit le juste reflet de ce pays dans les bras duquel j’espère retourner un jour. Mais le frisson se brise sur les faces grises de tout ces officiels qui incarnent la vraie France : celle qui tue l’espoir, celle qui brandit ses ors comme des totems, celle qui pleure sur le corps des siens et bombarde sans pitié le corps des autres.

« Quand on a que l’amour pour parler aux canons »

Que dit cette chanson de Brel ? Que peu importe la richesse, que même les pauvres gens, les gens ordinaires peuvent aimer et être aimés, que cette étrange chose qu’est le monde vient d’eux, pas de ceux qui parlent du haut de leur pouvoir. Cette chanson est une manière de dire à ceux qui n’ont rien : vous avez tout. Elle profondément pacifiste, naïve, belle. J’ai besoin de croire que des milliers de gens, entendant ces paroles, les ont comprises et ont senti leurs cœurs se vider de la peur et de la haine qui s’accumulent depuis des jours dans nos espaces publics. Qu’ils ont entraperçu Brel comme chanteur de l’ordinaire et pas comme le poète national qu’il n’a jamais été, ni pour la Belgique, ni pour la France.

Mais je sais, viscéralement, que l’émotion ressentie par les politiciens présents importe peu. Je sais, nous le savons tous, que la réponse du pouvoir a été : « le feu par le feu » et qu’aux bombes ils répondront par les bombes. Hollande et Sarkozy, et presque tous les autres, ont choisi de parler aux canons avec un porte-avion et des bombardiers.

Aujourd’hui, en France, les ressources de l’état d’urgence ont déjà été redirigées vers le contrôle de la COP21 et de toutes les manifestations qui devaient graviter autour d’elle. On défonce la porte des militants écologistes, altermondialistes ou de la gauche radicale ; on les assigne à résidence ; on arrête aux frontières des responsables et des sympathisants étranger qui souhaite se rendre à Paris. On cible surtout les musulmans pratiquants en considérant avec suspicion les lieux de culte et en pratiquant des centaines de perquisitions violentes et immotivées. C’est Valls qui l’a dit lui-même, franchisant un Rubicon qui avait toujours fait hésiter les socialistes : « La sécurité est la première des libertés, c’est pourquoi d’autres libertés pourront être limitées » (paraphrasant d’ailleurs inconsciemment Jean-Marie Le Pen). Voilà la France du XXIe siècle : une nation sans nation, un État qui se rend petit à petit aux intérêts des grands capitalistes…

« Quand on n’a que l’amour pour meubler de merveilles et couvrir de soleil la laideur des faubourgs »

Où est l’amour dans cette figure d’autorité belliciste que le pouvoir offre aux médias trop contents de jouer aux estafettes ? Où est l’amour dans la politique intérieure sécurité, renseignement, gestion administrative, nettoyage des banlieues et des foyers de l’extrémisme religieux… ? Où est l’amour dans la politique extérieure : soutien de dictateurs, ingérences, vengeances, victimes collatérales… Sans même parler d’amour – parce qu’après tout, répondront les rationalistes et les réalistes, c’est une expression de pure subjectivité, impropre aux constructions collectives et à la politique en général – où sont la compréhension, la compassion, l’humanisme tant revendiqués et qui seraient les cibles de Daesh ?

Cette image aux Invalides, c’est celle d’une structure politique qui pense pouvoir se réclamer d’un drapeau, d’un fronton, d’une Révolution, de tout ces symboles républicains, de toute cette histoire chahutée mais qui refuse, obstinément, de faire l’histoire, de construire un projet politique, de conduire son peuple quelque part. À quoi se résume le programme politique des partis politiques institutionnels ? À la gestion frénétique d’une barque branlante – aux mêmes promesses éternellement reproduites et jamais réalisées. Tous les politiciens viennent dire un jour ou l’autre : « les Français veulent », « les Français pensent », « les Français ont besoin » mais aucun ne se risque à vendre aux Français une épopée, une aventure. Ce qu’ils ne parviennent pas à comprendre, c’est que la République, la démocratie, la liberté sont justement des épopées, des aventures que des décennies de combats et de déchirements ont contribué à ériger ; c’est que pour que les idées deviennent des sentiments, elles doivent devenir mouvement de l’histoire et de la société, elles doivent devenir projet collectif de transformation ou de suppression de l’État. Si, à un moment donné, ce mouvement disparaît, elles commencent à se déliter et à régresser.

Pensons à tous ces gens qui sont morts à Paris, par hasard, à cause de la haine et de la bêtise : il y avait parmi eux des gens bien, des salauds, des généreux, des avares… mais tous étaient humains, capables d’amour. Voilà pourquoi cette chanson était si appropriée – pour une raison tout à fait différente de celle qu’Hollande avait en tête – parce que ce n’est pas la nation, ce n’est pas la République qui unissaient les familles dans le deuil, c’est la disparition de cette capacité d’aimer, d’être(s) humain(s). Voilà la France des Invalides – à l’opposé absolu des tribunes officielles, pleines d’individu incapable de penser cette banalité du bien (et la banalité du mal qui l’accompagne bien sûr dans sa disparition).

« Alors sans avoir rien que la force d’aimer »

Les événements actuels vont accélérer le processus d’effritement des dernières ruines des grands projets du XVIIIe et du XIXe siècles et révéler que des pays comme la France n’ont plus rien à offrir ou à promettre au monde ou à l’univers. Non qu’elle ne le pourrait pas, si une part suffisante de la population conscientisait sa capacité de forger la réalité sociale ; mais elle s’efforce à présent d’entretenir son aveuglement volontaire, de suivre la voie politique et économique tracée par les puissants pour demeurer puissants sous le regard des peuples qui oscillent entre l’apathie, le rejet et la crainte. Elle se retrouve peu à peu dans une nouvelle forme d’impuissance, moins économique que politique, où les mots de Brel résonnent de nouveau, où la force d’aimer est l’une des rares choses vraiment subversives qui nous restent.

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