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Billet de blog 5 mai 2021

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Pourquoi faut-il commémorer Napoléon Ier?

Alors que 2021 commémore la date du 200e anniversaire de la mort de Napoléon Ier, Empereur des Français, une partie de notre société est en proie à un débat virulent. Doit-on commémorer la figure de Napoléon et son héritage, en 2021 en France ? Nous sommes deux citoyens français épris d’Histoire de France et de débat, et nous tentons d’apporter modestement notre contribution à ce débat.

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 COMMÉMORER N'EST PAS ADULER

Commémorer : marquer par une cérémonie le souvenir d’une personne, d’un acte ou d’un événement. Ce qui implique donc de se remémorer une partie de l’Histoire et, éventuellement, de la fêter 1.

Il ne s’agit en effet pas de porter au pinacle le vainqueur d’Austerlitz, mais de faire l’analyse de sa contribution à ce qu’est notre pays aujourd’hui. Le but étant aussi bien de mettre en avant les apports considérables que celui-ci a eu, et continue d’avoir, sur le quotidien des Français, sans omettre certaines de ses décisions, rétrogrades voire criminelles. Cet exercice, parce qu’il nous permet de mieux comprendre les enjeux de l’époque et de l’environnement dans lequel évoluait Napoléon, nous autorise à livrer une analyse un tant soit peu libérée des passions du débat. Enfin, rappelons qu’il est crucial de mettre en perspective des événements datant de deux siècles dans leur contexte, et non pas avec les grilles de lecture qui prévalent aujourd’hui.

SES INNOVATIONS

De la baguette de pain au Code Civil, en passant par les Lycées, le baccalauréat, le Franc ou la Légion d’Honneur, Napoléon, capable de dicter en simultané trois lettres différentes, innove sur tous les fronts !

Le Code Civil est déjà à lui seul une innovation de « rupture » ! Comment régir les relations entre citoyens et leur donner un cadre légal pour se doter d’une propriété, se marier ou divorcer ? La prise de la Bastille et la Révolution Française n’auraient pas eu la même portée que celle qu’on leur reconnait aujourd’hui, si elles n’avaient pas débouché sur des acquis législatifs concrets, transposés par l’Empereur dans le Code Civil.

Cette merveille du droit civil a eu une influence considérable à travers le monde. Rappelons par exemple qu’il constituait la base du système légal en vigueur en Belgique jusqu’en 2020, dans de nombreux pays de l’ancien empire colonial français, et qu’il a constitué une source majeure d’inspiration pour les systèmes de droit civil dans de nombreux pays en Europe (Allemagne, Pays-Bas, Roumanie, Italie, Portugal, Espagne) et en Amérique du Sud.

S’il est légitime de pointer du doigt certains éléments établis par le Code Civil lors de sa rédaction initiale, notamment par rapport au statut de la femme mariée, établie comme complètement dépendante de son mari, cet ouvrage a cependant eu pour mérite de moderniser les rapports légaux entre les citoyens. Il est en cela un reflet de la société de l’époque, avec ses progrès et contradictions. Cela a permis de mettre fin, dans de nombreux pays, à la domination du droit coutumier et à une forme d’arbitrage d’un autre âge. Il consacre ainsi l’égalité juridique des citoyens (certes uniquement ceux qui étaient mâles et blancs) devant la loi. Cela a signifié rien de moins que la fin des sociétés de classe, ancrant ainsi dans loi une partie considérable des acquis de la Révolution.

SES INSTITUTIONS

Banque de France, Cour de cassation, Cour des Comptes, Corps des Préfets, Saint-Cyr… la liste est longue.

Arrêtons-nous simplement sur La Banque de France et le génie d’inventer une banque centrale, seule en charge de l’émission d’une monnaie unique sur l’ensemble territoire. Elle consacre ainsi le contrôle de la politique monétaire entre les mains de l’Etat, un pilier de la politique économique des nations à travers le monde.

Un autre apport administratif majeur est le Corps des Préfets, qui assurent la représentation de l’Etat au niveau local et structure encore aujourd’hui la politique de décentralisation dans l’Hexagone avec les départements.

En tant que militaire, c’est sans surprise à Napoléon que l’on doit création de l’Ecole Militaire de Saint-Cyr, centre de formation mondialement reconnu, qui a vu passer la fine fleur des officiers des armées françaises sous l’Empire, la Royauté et la République. Ce corps des officiers a payé par le sang une quantité importante de Légions d’Honneur, autre création de l’Empereur, et partagent aujourd’hui cette distinction avec des membres de l’administration, du monde culturel…

Nous pourrions également ajouter à ces listes l’ensemble des bâtiments (Eglise de la Madeleine, Arc de Triomphe…), des infrastructures (canal de l’Ourcq, canal Saint-Martin…) ou encore des villes qu’il a fondées (La Roche-sur-Yon, Pontivy). Ici aussi, c’est un héritage exceptionnel.

PAIX RELIGIEUSE ET ASCENSEUR SOCIAL

Le Premier Consul est également l’instigateur du régime du Concordat, qui est toujours en place en Alsace-Moselle aujourd’hui, ce qui a permis de créer un modèle structurant les rapports entre l’Etat et les cultes (Églises catholiques et protestantes, judaïsme…) en France, et ce sur une base égalitaire. C'était un progrès social absolument considérable à l’époque. Pour mettre ces éléments en perspective, il faut rappeler par exemple, que les pasteurs étaient encore passibles de la peine capitale en cas de célébration d’office protestant sous l’Ancien Régime, soit une quinzaine d’années plus tôt !

“L'art de gouverner consiste à ne pas laisser vieillir les hommes dans leur poste.” Napoléon Ier

Ney, Lannes ou encore Masséna : beaucoup de grands maréchaux d’Empire étaient d’ascension très modeste; des fils d’aubergiste, de tonnelier ou de marchands sont devenus en quelques années des personnages parmi les plus puissants de l’Empire. Napoléon a illustré pour beaucoup de jeunes générations de l’époque, la voie concrète d’un ascension sociale fondée sur le mérite et l’engagement. A nouveau, on parle de faits inédits dans une France qui vient à peine de tourner la page de la monarchie absolue. Les mathématiques sont devenues une matière centrale dans nombre de cursus d’apprentissage et de formation pour favoriser la méritocratie, plutôt que les matières littéraires qui font la part belle aux inégalités culturelles de classes sociales.

SES CONQUÊTES

Napoléon Ier a souvent été caricaturé par la presse britannique comme un ogre assoiffé de sang, qui dispose de ses hommes comme de pions sur un échiquier. Ici aussi il faut faire preuve d’un examen plus précis. L’Empire succède à un épisode révolutionnaire, avec la part de violence liée à ce type de phénomène politique, conjugué à une agression du pays par tous ses voisins. En effet, lorsqu’il devient général de l’armée d’Italie en 1796, la France est déjà assaillie de toutes parts par des puissances étrangères qui veulent à tout prix éteindre la Révolution française de peur de voir ses idées gangréner leurs royaumes reposant sur une transmission héréditaire du pouvoir.

Napoléon Ier a souvent été contraint de rentrer en guerre. 1805, l’Autriche lui déclare la guerre et l’empereur remporte la bataille d’Austerlitz. 1806, la Prusse lui déclare à son tour la guerre et l’empereur remporte les batailles d’Iéna et de Friedland. Même en 1809, la victoire de Wagram fait suite à une déclaration de guerre autrichienne. Ces déclarations sont largement financées et soutenues par l’Angleterre, qui fomente des coalitions pour maintenir sa domination commerciale et empêcher la constitution d’une puissance continentale trop forte.

Pour autant, il aurait été incomplet de ne pas mentionner la campagne de Russie et la guerre d’Espagne. Si la première s’inscrit dans une riposte disproportionnée que l’empereur porte au Tzar Alexandre pour le punir de mobiliser ses troupes près des frontières polonaises, la deuxième est véritablement tyrannique. Napoléon Ier dispose dans la péninsule ibérique d’un trône, sans aucune consultation des peuples, et s’engouffre dans une insurrection populaire qui déclenchera sa perte. L’Empereur avoua d’ailleurs à Sainte-Hélène : « cette malheureuse guerre d’Espagne a été une véritable plaie, la cause première des malheurs de la France ».

UN HOMME DANS SON EPOQUE

Napoléon Ier est un personnage historique qui n’a pas toujours suscité la controverse, en particulier en France. La France de la Restauration de 1821 a été en délicatesse pour gérer son encombrant héritage. Il était cette figure d’une époque honnie par une bonne partie de la noblesse revenue aux affaires, qui avait encré dans la loi et dans la société française, une part des acquis de cette révolution qui avait signifié la disparition de leur monde. Mais dans le même temps, le défunt Empereur restait populaire au sein d’une portion considérable de la population et de l’administration du pays (qu’il avait largement bâtie), en témoigne le nombre important de maréchaux la Grande Armée qui conservèrent un poste sous le régime des Bourbons. L’inauguration de l’Arc de Triomphe en 1836 est d’ailleurs une illustration intéressante de ce numéro d’équilibriste : monument commémorant les victoires de la Révolution et de l’Empire, inauguré sous la royauté dans un désir de se poser comme une héritière de l’Histoire du pays et de ses armées.

Lors de la commémoration des 200 ans de sa naissance en 1969, il est intéressant de noter qu’il y avait une large unité nationale sur le sujet, et ce même chez les communistes, au nom d’un patriotisme assumé. Cela était également le fruit de la construction du Roman National Français à la fin du XIXe siècle, qui avait porté Napoléon au Panthéon des grands personnages de l’Histoire de France. Cette approche, même si elle était remise en cause, restait encore le pilier de l’enseignement de l’histoire par l’Éducation Nationale.

Mais la société change, ses institutions également, et notamment à partir de la fin des années 1960, et on a pu en constater les effets 20 ans plus tard, lors de la commémoration du bicentenaire de la Révolution de 1789. Son rôle y apparaît en effet à ce moment beaucoup plus controversé. L’image de celui qui a entériné les acquis de la Révolution commence à s’effacer devant celle du général putschiste qui a instauré un régime autoritaire.

SES FAUTES ET LES HÉROS QUI L’ONT COMBATTU

Il est également important de se rappeler que certains de ses actes et de ses décisions sont condamnables au regard de l’Histoire. On pense notamment au rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises en 1802. Bonaparte avait pu se montrer hostile au rétablissement de l’esclavage en 1802, mais pour des raisons économiques et politiques, il a cédé aux pressions du "parti créole" antillais, dont le modèle économique reposait sur l'exploitation des esclaves.

Mais pour aller au bout du sujet, par le décret du 29 mars 1815, l'empereur Napoléon Ier abolit la « traite des Noirs » et interdit d’introduire, pour être vendu dans les colonies françaises, « aucun Noir provenant de la traite, soit française, soit étrangère ». Cette abolition sera d’ailleurs considérée par certains historiens comme la première étape de l’abolition définitive en 1848.2

Mais ce revirement ne rend pas le rétablissement de 1802 excusable, et si aujourd’hui on considérerait légitimement cela comme monstrueux avec notre regard de citoyen en 2021, à l’époque toutefois cela faisait du Premier Consul et de l’Empereur un homme politique réactionnaire. La société du début du XIXe siècle avait un degré de violence insensé par rapport aux standards qui sont les nôtres. Les idées des Lumières s’étaient propagées depuis à peine un demi-siècle, Napoléon était un produit de cet environnement qui est aujourd’hui difficile à décrypter pour nous, car nos sociétés ont, fort heureusement, fait un progrès humain considérable sur ces sujets depuis 200 ans. À notre avis, le débat autour de Napoléon doit aussi, indirectement, permettre de mettre davantage en avant l’importance des luttes menées par Toussaint l’Ouverture et Louis Delgrès, héros de la lutte contre l’esclavage dans les Antilles, et qui ont tout deux fait les frais de sa politique.

La France actuelle est un héritage de ces deux histoires, celle de ceux qui furent à un moment les oppresseurs et celle des oppressés, et notre défi est de les faire cohabiter, sans idéologie. 

AUCUN PAYS N’A DE HÉROS SANS ZONE D’OMBRE

Un dernier élément à considérer, est l’importance de Napoléon par rapport à l’image de la France qu’il projette à l’étranger. Cet héritage n’est évidemment pas considéré comme positif partout et par tous : globalement positif en Italie ou en Pologne, mitigé en Allemagne, négatif en Angleterre, en Autriche ou en Espagne. Cela étant dit, nombreux sont les pays qui ont élevé au rang de héros national des figures qu’il semblerait difficile de considérer comme tel aujourd’hui : Attila en Hongrie, Gengis Khan en Mongolie, voire Mustafa Kemal en Turquie.

Aucun grand pays n’a en tout cas de leçon à donner à la France sur ce moment historique. L’Angleterre par exemple, si elle jouera un rôle important dans le mouvement abolitionniste, attendra jusqu’en 1833 pour mettre fin à l’esclavage dans son empire, 40 ans après la France révolutionnaire donc. Rappelons aussi que certains pays africains n’ont aboli l’esclavage qu’au 20ème siècle, c’est le cas notamment du Maroc dont le dernier marché aux esclaves a d’ailleurs été fermé sous protectorat français en 1920.

Dans le contexte de la France de 2021, où l’on parle de Cancel culture, où des luttes importantes et légitimes pour l’égalité homme-femme font rage, nous considérons que ce débat complexe est salutaire. Ce n’est qu’avec lui que nous pouvons mieux comprendre pourquoi l’héritage de Napoléon reste colossal dans la France actuelle et que nous pouvons en être fiers.

Thibault Harant et Alexis Mussard

1 CNRTL

2 Grégory Barbier, « Napoléon (3/6) : comment et pourquoi a-t-il rétabli l'esclavage ? » [archive], sur Le Républicain lorrain, 23 avril 2021

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