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Billet de blog 22 septembre 2025

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Reconnaissance de l'Etat palestinien : fruit amer de la « pacification »

La reconnaissance de l'Etat palestinien célébrée aujourd'hui porte toutes les tares du processus d'Oslo : pérenniser l'ordre colonial et enterrer la résistance palestinienne.

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Voilà donc le microcosme français embarqué dans une de ces polémiques picrocholines dont il a le secret : peut-on mettre un drapeau palestinien au fronton des mairies ? Ou bien faut-il y adjoindre le drapeau israélien ? Les soutiens infatigables d'Israël – ardents défenseurs de la paix à condition que les Palestiniens s'effacent – s'étranglent à l'idée de voir brandi un drapeau qui serait devenu, qu'on le veuille ou non, le symbole du Hamas et l'étendard du « progrom » du 7 octobre (qu'ils le veuillent ou non, le drapeau israélien flotte désormais victorieux sur les charniers de Gaza et il restera pour l'histoire associé à un génocide).

Mettons-les tous d'accord, en ce jour où il faudrait chanter le Te Deum pour célébrer la reconnaissance par la France de l’État palestinien, il n'y a en réalité pas de quoi pavoiser. Tout occupé à cette querelle des drapeaux, aucun ne songe à élever le débat sur le sens véritable de cette reconnaissance et à y regarder de plus près sur le cadre juridique et politique dans lequel elle est insérée.

Abruti par des décennies de réduction des enjeux politiques à de vagues problèmes moraux, à esquiver la réalité coloniale d'un conflit décrit comme une simple querelle d'enfants turbulents qu'il faudrait réconcilier, comme la concurrence de deux nationalismes symétriques appelés au compromis, le débat public français, comme souvent, n'est pas à la hauteur de l'histoire.

Un peuple qui ne veut pas mourir
Il faudrait donc se réjouir parce que la France et d'autres États occidentaux daignent enfin reconnaître un État déjà reconnu par 148 autres pays avant eux. L'implicite suprémaciste de cette célébration, c'est qu'en réalité seul importe ce que disent les pays occidentaux, autrement dit les anciennes puissances coloniales.

Dans un ordre international construit sur le paradigme de l’État-Nation, un peuple n'existe que s'il est reconnu comme État. Faute de quoi, il n'est qu'un imaginaire. On saura donc gré à la France, au Royaume-Uni, au Canada, à l'Australie qui reconnaissent ces jours-ci l’État palestinien, de reconnaître que le peuple palestinien existe et qu'il n'est pas voué à s'évaporer dans le souffle de l'ange destructeur du progrès. Ce qui était au fond le pari des pères fondateurs du sionisme, persuadés qu'il suffirait d'éparpiller quelques centaines de milliers d'Arabes dans la région pour que se matérialise l'idée d'une « terre sans peuple pour un peuple sans terre » dont on n'a pas compris qu'il ne s'agissait pas d'une description idyllique mais d'un programme.

Au grand désespoir de leurs continuateurs, malgré la liquidation des leaders de la révolte de 1936-1939, le nettoyage ethnique (la Nakba), la dépossession continue de la terre, la dispersion dans les camps de réfugiés, la soumission des Arabes palestiniens demeurés en Israël, l'idée d'un peuple palestinien ne s'est pas dissipée. Au contraire, elle n'a cessé de se renforcer. Il faut dire que l'occupation de la Cisjordanie et de Gaza dans la perspective de les annexer a fourni une base populaire et territoriale à un mouvement national et à la possibilité d'un État, dans la logique initiale du plan de partage, imaginé  en 1937 par les Britanniques comme solution au désastre qu'ils ont provoqué, et adopté par les Nations unies en 1947.

La reconnaissance de l’État palestinien a le mérite de conférer aux Palestiniens, dans le système international, une réalité juridique et diplomatique, acquis de décennies de lutte auquel il serait imprudent de renoncer sous peine de disparaître de la scène internationale. Mais que cette reconnaissance est tardive !

Une oraison funèbre 

Tout enrubannée de rose comme un faire-part de naissance, c'est en réalité une oraison funèbre. L'Etat palestinien reçoit l'onction onusienne au moment du coup de grâce. La bande de Gaza est rasée, son passé a été éradiqué, son avenir a été assassiné, ses quelque deux millions d'habitants, traumatisés jusqu'à la moelle par deux ans d'extermination, sont déracinés, poussés dans des zones « humanitaires » avant leur exode forcé. La Cisjordanie est annexée à grande vitesse, les colonies avec le dispositif de zones de sécurité et de routes qui les insèrent dans le territoire israélien, confisque l'essentiel du territoire d'un État palestinien morcelé, réduit à quelques îlots. Il y a bien longtemps que le statu quo de Jérusalem a volé en éclat, la judéisation de la « capitale éternelle du peuple juif » en évince peu à peu sa population palestinienne et l'a séparée du territoire de la Palestine.

Plutôt que d'empêcher cette destruction, de placer l’État israélien devant sa responsabilité juridique, de le sanctionner et d'engager les poursuites contre ses dirigeants prescrites par la Cour pénale internationale, le processus lancé conjointement par la France et l'Arabie saoudite, suivies par la plupart des États occidentaux (États-Unis, Allemagne et Italie mis à part), esquive le présent pour détourner l'attention vers un futur totalement virtuel.

Ce processus juridique et diplomatique se déploie dans une dimension parallèle à la réalité. Il est tentant de n'y voir qu'une tentative de s'acheter une bonne conscience pour comparaître innocent au tribunal de l'Histoire. Car il est de la responsabilité des États engagés dans la reconnaissance d'agir pour combler le gouffre qui sépare le virtuel d'un État palestinien, de la réalité sur le terrain, c'est-à-dire sa destruction par l’État d'Israël. Mais rien d’autre n'a été entrepris qu'une litanie d'adjectifs pour qualifier les crimes, aucune sanction effective, dissuasive, aucune brèche dans l'impunité, aucune remise en question de l'ordre symbolique qui lui sert de justification (la « terre promise », la seule démocratie du Proche-Orient, le refuge contre l'antisémitisme atavique, le partenaire dans la lutte contre le terrorisme).

Un pari illusoire sur le retour des Israéliens à la raison

Si cette reconnaissance n'est pas qu'un alibi pour l'inaction face au génocide et à l'annexion en cours, elle est aussi un pari sur un avenir post-Netanyahu. Sur l'illusion qu'une fois les Israéliens revenus de leurs excès, leur soif de vengeance étanchée par assez de sang, leur conscience dégrisée par trop de syndromes post-traumatiques des exécuteurs du génocide, ils reviendront à la raison et voudront bien reprendre le « processus de paix » pour leur propre sécurité. Car au fond, il ne s'agit que de cela.

L'ampleur des droits reconnus aux Palestiniens est indexée à la sécurité d'Israël. Comme l'a expliqué Emmanuel Macron dans un entretien pour une chaîne israélienne : l’État palestinien est le meilleur moyen d'isoler le Hamas. Le droit à l'autodétermination des Palestiniens n'est pas un impératif en soi qui oblige les autres Etats.

Au passage, personne n'a jamais eu l'idée de subordonner l'instauration d'un État juif dans cette partie du monde au respect des droits politiques de ses habitants (et pas seulement «  aux droits civiques et religieux des collectivités non juives existant en Palestine » comme le stipulait en 1917 la déclaration de Balfour, rayant d'un trait l'identité des Palestiniens, définis par une négation – « non-juif » – qui les réduisait à l'état de déchet du projet sioniste).

Mais reprenons. Parier sur un Israël post-Netanyahu pour relancer un processus de paix dans la logique d'Oslo, c'est une chimère au carré.

Primo, on voit mal comment les Israéliens seraient disposés à renoncer à leur délire messianico-nationaliste dans un proche avenir, alors que l’État, l'armée, les institutions religieuses sont totalement imprégnés de cette idéologie, que les Israéliens vivent eux aussi dans une réalité parallèle où les Palestiniens sont des créatures sub-humaines programmées pour les exterminer, où le reste du monde entier est hostile – antisémite – dès lors qu'il ne les soutient pas sans condition, alors que les opposants ont parfaitement assumé le génocide, la colonisation, la militarisation de la société... Le rejet d'un État palestinien est désormais inscrit dans la loi et ancré dans les esprits.

Les Israéliens n'en avaient accepté le principe que dans l'idée de se débarrasser une fois pour toutes des Arabes : « Il faut les enfermer, les mettre en cage, en faire un zoo, construire une barrière, qu’ils aillent au diable, qu’ils marinent dans leur jus là où ils sont, qu’on ne les ait plus sous les yeux chez nous, qu’on leur donne un État et qu’ils y fassent ce qu’ils veulent », comme l'avait observé Simone Bitton. La seule évolution, c'est que pour en finir une fois pour toutes, il faudrait les tuer ou les faire partir jusqu'au dernier. Partant de là, on voit mal quel retour à la raison est possible.

Secundo, le cadre du règlement du conflit que Français et Saoudiens proposent porte toutes les tares du « processus de paix » issu des accords d'Oslo. Rafaëlle Maison en a parfaitement décrit ici les limites : une souveraineté amputée de ses attributs régaliens (le contrôle de ses frontières et de sa monnaie, des moyens militaires pour assurer sa défense) ; la poursuite d'une coopération sécuritaire avec Israël qui conditionnera le déploiement de la « mission internationale temporaire de stabilisation » ; des expressions politiques limitées (au-delà de l'exclusion et du démantèlement du Hamas, aucun mouvement, aucun discours qui évoquerait la résistance ne serait toléré) ; une économie sous tutelle, totalement dépendante d'Israël ; la question des réfugiés définitivement enterrée.

En contrepartie, les Israéliens ne seraient tenus à rien d'équivalent : aucun des partis d'extrême droite ne serait exclu, aucune propagande consistant à revendiquer la suprématie juive ou à nier l'existence d'un peuple palestinien ne serait interdite... 

Un pacte faustien

L'Etat palestinien tel qu'il est conçu dans le cadre du processus d'Oslo, prolongé par la « déclaration de New York » de fin de juillet et la résolution de l'Assemblée générale adoptée le 12 septembre dernier, est une créature difforme, un État fantoche qui constitue un dangereux précédent dans l'ordre international, où il existerait ainsi deux catégories d’États. Des États de plein droit et des États à souveraineté limitée.

C'est un pacte faustien que l'on a proposé en 1993 aux Palestiniens : un État vidé de sa substance en échange de l'âme de la révolution et de la résistance. Pour qu'il ait le droit de vivre, il devait retourner ses armes contre les Palestiniens eux-mêmes. Les cadres de l'Autorité palestinienne ont troqué la lutte nationale contre des postes de pouvoir et des privilèges.  Le processus de paix a ainsi donné naissance à un État policier et corrompu, entièrement consacré à se protéger de sa population. 
Sous couvert de « processus de paix », les conditions matérielles, territoriales, politiques de la création d'un État palestinien souverain ont été méthodiquement détruites par la colonisation, la fragmentation du territoire, la division du mouvement national, le blocus de Gaza. Contrairement à une opinion encore répandue (on peut la lire encore sous la plume de Jean-Pierre Filiu ou de Vincent Lemire), ce ne sont pas les extrêmes, et en particulier le Hamas, restés en dehors du processus de paix qui l'ont détruit. Ce sont au contraire ses acteurs centraux, le gouvernement israélien, l'Autorité palestinienne et les partenaires internationaux incapables d'arrêter la colonisation ni de réagir quand l'armée israélienne détruisait les installations qu'ils finançaient.

Séparés et inégaux

Dès 1967, les dirigeants israéliens ont posé le cadre qui permettrait de régler le problème posé par l'occupation, c'est le plan d’Yigal Allon : reconnaître une autorité palestinienne chargée d'administrer la population d'un territoire restant sous souveraineté israélienne, dont le degré d'autonomie dépendrait de sa capacité à garantir la sécurité israélienne. Le territoire serait scindé en blocs séparés, en particulier dans le prolongement de Jérusalem, intégrée à Israël, et la vallée du Jourdain serait sous contrôle israélien.

Le processus d'Oslo n'est que la version la plus libérale de ce schéma. Il suffit d'ailleurs de lire comment Yitzhak Rabin le justifiait : « Les Palestiniens seront meilleurs que nous [pour combattre la résistance] parce qu'ils n'autoriseront aucun appel devant la Cour suprême et empêcheront l'Association israélienne des droits civils de critiquer leurs méthodes en lui refusant l'accès au territoire. Ils gouverneront par leurs propres méthodes, épargnant, et c'est le plus important, aux soldats israéliens d'avoir à faire le travail ». (Cité dans The Oslo Agreements and the Palestinian Authority: Or How to Convert Freedom Fighters into Docile Colonial Administrators)

Ceci n'est pas la paix. C'est la poursuite de l'occupation par d’autres moyens. C'est la pacification, c'est-à-dire, la guerre perpétuelle contre les peuples rebelles.

Ce qu'il y a derrière la reconnaissance aujourd'hui célébrée, c'est une réactivation de ce rapport colonial : séparés et inégaux. C'est un enterrement de la cause palestinienne en lui dressant, à ses frais, un monument bâti sur des monceaux de ruines et de cadavres. Vous pouvez toujours mettre un joli drapeau si ça vous fait plaisir.

La solution à deux États est relancée au moment où s'est consolidée une réalité à un État, qui instaure une suprématie juive de la Méditerranée au Jourdain, comme l'a démontré l'organisation B'tselem.  C'est de cette réalité qu'il faudrait partir pour repenser l'avenir. Et non d'une solution à deux États devenue à présent virtuelle, vouée à échouer ou à enfanter un monstre.

En attendant, la Palestine continuera de vivre et de hanter les consciences de ceux qui s'acharnent à la faire disparaître.

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