La Fondation Louis Vuitton appartient en effet à l'industrie du luxe, achevant d'unifier le marché de l'art et le marché de la culture industrielle. Que le bâtiment de Gehry exprime la superbe des puissants, magnifie la première fortune de France, et ces amateurs d'art qui en effet ne perdent jamais un centime dans les arts comme l'article « L'art n'est-il qu'un produit de luxe? » le souligne très justement, cela est vrai, nos auteurs ont bien sûr raison de le dire, et de s'en prendre à ce faux mécénat:
"Or, ni monsieur Pinault ni monsieur Arnault ne perdent un centime dans les arts. Non seulement ils y défiscalisent une partie des bénéfices qui ne se trouvent pas déjà dans quelque paradis fiscal, mais ils acquièrent eux-mêmes, pour plus de profit, des salles de ventes, et ils siphonnent l’argent public (comme avec la récente exposition si bien nommée À double tour de la Conciergerie) pour des manifestations qui ne visent qu’à faire monter la cote de la poignée d’artistes sur lesquels ils ont provisoirement misé. Ils faussent le marché en s’appropriant tous les maillons de sa chaîne, en cherchant à faire et défaire des gloires. En un mot, ils spéculent, avec la collaboration active des grandes institutions publiques, qui échangent faveurs contre trésorerie. Déjà premières fortunes de France, ils s’enrichissent ainsi, encore et toujours plus, au moyen de l’art. Ceux qui se présentent à nous comme de nobles mécènes ne sont en vérité que des spéculateurs. Qui ne le sait ? Mais qui le dit ?"
Mais qui dira leur fait à ces mêmes protestataires, car ils sont pour un grand nombre d'entre eux en parfaite adéquation avec le contenu de la coquille vide, défendant le même art international, cautionnant depuis longtemps, philosophiquement, historiquement, la même sensibilité artistique, reproduisant depuis des lustres les mêmes schémas esthétiques.
Le dadaocapitalisme qui règne depuis cinquante ans dans les arts plastiques a bénéficié d'un relais théorique puissant, un duchampisme philosophique international qui n'épargne aucune école philosophique, compromettant durablement la pensée radicale qui semblerait trouver là son emploi définitif, celui de promouvoir et de conseiller les choix des plus grands marchands d'art contemporain.
Les spéculateurs philosophes témoignent encore de ce même désastre intellectuel sans lequel la collaboration des pouvoirs publics avec les oligarques de la culture aux visées prédatrices n'auraient sans doute jamais pu se faire aussi aisément. Car ces intellectuels d'Etat les ont toujours fait bénéficier de la légitimation théorique qui les rendent désormais intouchables et si arrogant. On ne prendra pas au sérieux les philosophes de l'urinoir qui s'expriment contre leur maître.
A l'intérieur de la coquille vide il y a depuis longtemps des figures pop, des machines, des automates qui gesticulent et que l'on appelle des intellectuels de gauche. C'est eux que l'on trouvent déjà dans les espaces de luxe public, pour promouvoir exactement le même art, duchampien, littéraire, anti-pictural.
Nos penseurs radicaux s'indignent que l'événementiel mette fin à l'événement dont ils sont souvent les philosophes: l'événementiel ridiculise l'événementialisme philosophique. Mais que les académiciens dénoncent l'académie, ce combat de duchampiens ne trompent personne.
"Rien d’étonnant, alors, à ce que l’académisme d’aujourd’hui soit designé : chic et lisse, choc et photogénique, il est facilement emballé dans le white cube du musée, facilement déballé dans le cul de basse fosse des châteaux de cartes financiers. Les musées privés de nos milliardaires sont les palais industriels d’aujourd’hui."
Depuis quand l'art contemporain se distingue-t-il des « magasins-spectacles » dont parlait Fernand Léger en son temps : « Si, en poussant les choses aux extrêmes, la majorité des objets fabriqués et des « magasins-spectacles » étaient beaux et plastiques, à chaque fois nous n’aurions plus aucune raison d’être. »1 Nous les peintres. « La vie plastique, le tableau est fait de rapports harmonieux, de volumes, de lignes, de couleurs. »2 La série et l'accumulation ont pris le relais, et la citation d'objet. Non ? Vous ne croyez pas que la marchandise soit l'œuvre d'art absolue?, cela fut dit il n'y a pas si longtemps, en s'inspirant de Baudelaire.
"Il nous semble urgent, en tout cas – à l’heure où une fondation richissime a droit, pour son ouverture, à une célébration par le Centre Beaubourg de son architecte star (Frank Gehry) – d’exiger des institutions publiques qu’elles cessent de servir les intérêts de grands groupes privés en se calant sur leurs choix artistiques. Nous n'avons pas de leçon de morale à donner. Nous voulons seulement ouvrir un débat qui se fait attendre, et dire pourquoi nous ne voyons pas matière à réjouissance dans l'inauguration de la Fondation Louis-Vuitton pour l'art contemporain."
Laissons les écuries de l'art contemporain s'entredéchirer, si tant est que les maîtres du monde puissent encore être gênés par ce dernier quarteron d'intellectuels de la haute fonction publique duchampienne, qui découvrent l'inframince d'une philosophie contemporaine, depuis belle lurette compromise dans l'art capitaliste, ou art conceptuel: quelle différence entre le duchampisme d'Etat et le duchampisme privé? Les artistes signataires ne dépareraient pas dans la coquille vide avec ce qui s'y trouve.
"L’avenir attristant est celui d’un futur où l’art ne serait plus qu’un produit de luxe. Dans une perspective où les artistes ne seraient plus les critiques de l’univers tel qu’il est, ou les inventeurs de mondes nouveaux, mais les simples produits spéculatifs du capitalisme contemporain. L’art a toujours eu une dimension commerciale, mais l’inauguration de la fondation Vuitton constitue peut-être le moment à partir duquel il ne sera plus possible de détourner les yeux de cette confusion sans cesse accrue entre le marché de l’art et la marche des artistes."
L'auteur de cet autre article s'inscrit bien dans la dernière joute, dérisoire, entre duchampiens d'Etat et duchampiens du luxe, entre dadaïstes d'Etat et dadaïstes du luxe. La marche des artistes est depuis longtemps celle du marché. L'oubli de la création de forme qui en découle, s'accomplit en particulier par la confusion entre un art d'installation et l'histoire de la peinture moderne. C'est le projet de Bernard Arnault: "montrer la filiation entre l'art contemporain et l'art du XXème siècle". Un grand nombre des signataires de l'article se sont employés à brouiller les frontières dans mainte expositions qu'ils ont organisées et théorisées. On reconnaît des poètes performeurs, des philosophes du cœur à gaz et autres capitalistes littéraires. Complices et acteurs du dadaocapitalisme. Certain parmi eux, je le sais, dénonce toutefois l'art contemporain comme une liturgie performative, en une lecture décisive, mais c'est l'exception. Et on aura aussi remarqué que l'architecture elle-même n'est pas en cause, et c'est plutôt mieux.
TINA dénoncent-ils: There Is No Alternative. Mais c'est TINATTCA qu'il faut dire : There Is No Alternative To The Contemporary Art. Il n'y a pas d'alternative à cet art. Ou encore : There Is No Alternative To The Conceptual Art.
Comme dirait Badiou : l'art contemporain est à l'art ce que le capitalo-parlementarisme est à la politique. Heureusement il reste de grandes formes plastiques : Le bâtiment de Gehry, donc ; et celui de Coop Himmelblau pour le Musée des Confluences à Lyon, récemment inauguré lui aussi. Une architecture à chaque fois dite « déconstructiviste »... Grande forme dont le contenu devra être à la hauteur. L'homme habite en sculpteur ou en peintre sur cette terre.
Evidemment, Jeff Koons représente le comble du dadaocapitalisme, même si Koons apparaît bien plus controversé que Duchamp ou Warhol auxquels il se réfère. Au moins ne crée-t-il pas la confusion en se réclamant des grands peintres de la modernité, il faut lui reconnaître cela. Enfin ne parlons pas trop vite, cet artiste de la transgression ultime, en ce qu'il n'accomplit plus de transgression, se réclame néanmoins de Courbet, et il se revendique d'autant plus de lui, que son œuvre à l'entendre, serait aussi une ode à la chair et au corps des femmes. Le fait que Courbet ait inventé un répertoire plastique singulier, un système de proportions, une matière, cela importe peu bien sûr à notre artiste pop. Car la sexualité tient lieu de proximité avec le peintre jurassien comme avec Fragonard et Boucher. Capitalisme littéraire donc, par assimilation sémantique.
Son jeune fils lui fit un jour un tas de pâte à modeler en disant : "voilà!" Et Koons eut alors une révélation en voyant "qu'il n' y a pas de jugement". Un art de la positive attitude, puisque l'art et notamment les ready-mades nous relient au monde, ils viennent du monde. Ses sculptures gonflables transformées expriment une énergie, comme lorsque vous respirez, l'art tend vers l'énergie. La sexualité dans ses oeuvres montre une attitude digne d'Adam et Eve, après la chute, mais néanmoins sans aucune gêne liée à la sexualité, le plus simplement du monde, où tout est beau. C'est un art tourné vers les gens et qui les aime. On n'y trouvera pourtant aucune invention plastique. C'est aussi à cela que l'on reconnaît le dadaocapitalisme. Baudrillard avait raison de rejeter tout cet art dit simulationniste qui se réclamait de lui. Cindy Sherman, plus trash, ne change rien à l'affaire. Mais où avais-je la tête: les sacs Vuitton Sherman!