Je voulais simplement vous montrer où en sont les études derridiennes telles qu'elles apparaissent dans le numéro hors série de Philosophie magazine consacré au communisme contemporain. Dans un tableau figurant les tendances de ce marxisme contemporain, la catégorie dévolue à Derrida est nommée "déconstruction chrétienne", sans que le nom de Derrida y figure. Sont inclus Jean-Luc Nancy, qui est bien sûr très proche de Derrida mais pas sur ce terrain (même s'il a travaillé sur le christianisme); et surtout Gianni Vattimo qui, s'il s'inspire du christianisme, n'est pas du tout derridien. Dans le marxisme derridien original, nous trouvons une messianicité sans messianisme ni Messie, comme vous savez, et une Justice indéconstructible, et surtout le concept de spectralité, autant de termes absents de la "déconstruction chrétienne", étrange énoncé, qui en tient lieu dans cette publication par ailleurs fort intéressante.
C'est vous dire la confusion qui règne dans certains des "héritages" de la pensée derridienne. Et le regret de ne pas avoir contribué à éclairer les gens sur ce sujet, puisque d'une certaine manière, avec la publication du livre Marx and Sons de Derrida que j'avais assurée, et la conférence que j'en avais faite lors du colloque organisée à l'occasion de la sortie de l'ouvrage, j'avais la "responsabilité", si l'on veut, de ce marxisme derridien.
Il faut donc parcourir ces vastes pistes laissées par Derrida, il nous faut développer les lignes de force de ce champ ouvert, restées encore inaperçues.
Voilà ce qu'il conviendrait de faire, selon nous, et ceci par-delà une Justice indéconstructible : il nous faudrait penser une Injustice déconstructive, et même une Justice possiblement déconstruite. Par-delà aussi la messianicité sans messianisme, qui est cette faible force messianique et révolutionnaire que possède chaque génération, comme une porte entrouverte, une faible force messianique que Derrida emprunte à Walter Benjamin et qu'il radicalise, par-delà cela : penser une ouverture sans même la messianicité, comme pur horizon sans horizon d'attente, ouverture à l'événement, révélabilité première. Une révélabilité avant toute révélation. Et enfin penser le sens commun de l'en-commun, le sens commun de l'être-avec, un être-avec les fantômes disait Derrida, comme pour apprendre à vivre enfin, apprendre à vivre entre la vie et la mort. Situer le spectral et la spectralité avec les vaincus des anciennes générations qui nous aiguillonnent, qui nous poussent disait Benjamin.
En effet, il faut penser une Injustice déconstructive comme possibilité de l'échec, le « mal » derridien si l'on veut. On sait que la possibilité de l'échec est la condition de possibilité de tous performatifs pour Derrida, l'acte de parole qui accomplit un geste, une action, par le simple fait de l'énonciation, est marqué par le risque d'un dysfonctionnement comme étant sa condition de possibilité même. Il faudrait ainsi penser l'Injustice dans l'espace de la promesse non tenue, la promesse étant un type de performatif privilégié chez Derrida. La promesse traverse tous les performatifs.
Dans son texte « Avances », Derrida imagine le démiurge de Platon, ce Dieu qui vient de créer le monde, comme un Dieu dont la promesse de ne pas détruire ce monde n'est jamais vraiment garantie, cette promesse est comme suspendue par la menace du parjure. Derrida n'imagine pas, ne dit ou ne pense pas, semble-t-il, un Dieu fondamentalement bon qui ne peut que tenir sa promesse et donc un Dieu qui ne peut rien faire d'autre que se retirer sincèrement du monde.
Voilà pour cette « déconstruction chrétienne », également « imaginée » par Philosophie Magazine dont nous avons parlée plus haut, et pourtant bien improbable. (Ou alors il conviendrait de penser l'auto-déconstruction chrétienne à travers certaines questions aporétiques de l'Eglise comme la Dormition ou le saint prépuce, par exemple, nous y reviendrons un jour). Donc : s'ouvrir à la révélabilité première avant toute révélation. Penser l'Injustice « en creux », « au sein » de la Justice indéconstructible, une Justice indéconstructible qui nous apparaît d'ailleurs bien irénique, cette fois-ci, de la part de Derrida. C'est à ce prix, si l'on peut dire, qu'un certain « esprit de Marx », selon son expression, et il y en a plus d'un, est possible.
Et ceci afin de développer l'être-commun et l'être-avec. C'est notre sens commun. Sens commun partagé, reçu, comme possibilité du sens même. Sens du commun. Sens du bien commun. Pour un marxisme derridien qu'il faudrait en somme réinterpréter et accomplir comme une force performative, et un sens commun ; ou une pensée communologique du commun, et en jouant, comme Derrida le faisait, sur le sens comme un, comme si un, philosophie du « comme si », philosophie de l'amitié disait-il de notre philosophie du sens commun, mais comme si un. Lutte de classe spectrale : non pas affaiblie ou évanescente, mais au contraire une hantise, une hantologie disait Derrida pour nommer l'ontologie spectrale : la lutte de classe spectrale hante le monde, avec l'esprit de Marx, l'esprit de Derrida, plus d'un esprit, et plus d'un esprit de Marx.
(23 MARS 2014 sur Médiapart) |