Nous voulions montrer une forme de dénégation permanente chez Antonin Artaud au sujet de la littérature et à propos de Van Gogh. Son célèbre texte Le suicidé de la société est particulièrement représentatif de cette dénégation. Grand écrivain, sans doute, notre poète est aussi, malheureusement, un grand malvoyant ordinaire en peinture, signant un texte d'une rare éloquence anti-picturale, il faut le dire :
Rien que peintre, Van Gogh, et pas plus, pas de philosophie, de mystique, de rite, de psychurgie ou de liturgie. (Je souligne).
Puis, alors que Van Gogh est déclaré peintre peintre, rien que peintre, sans autres caractéristiques en terme de métier ou d'approche de l'art :
L’oeil de Van Gogh est d’un grand génie, mais à la façon dont je le vois me disséquer moi-même du fond de la toile où il a surgi, ce n’est plus le génie d’un peintre que je sens en ce moment vivre en lui, mais celui d’un certain philosophe par moi jamais rencontré dans la vie. Non, Socrate n’avait pas cet oeil, seul peut-être avant lui le malheureux Nietzsche eut ce regard à déshabiller l’âme, à délivrer le corps et l’âme, à mettre à nu le corps de l’homme, hors des subterfuges de l’esprit.
Van Gogh devient soudainement philosophe, médecin, nécessairement Nietzschéen... La peinture soigne sans doute, au sens de Nietzsche, il faut sans doute peindre à coup de marteau, mais cela n'avance à rien picturalement de le dire. Et bientôt c'est la quintessence du théâtre, ou d'un certain théâtre, le plus violent, le plus cruel comme l'aimait Artaud. Et tout ceci, il le voit à partir d'un ton coloré précis ou supposé tel :
C’est ainsi que le ton de la dernière toile peinte par Van Gogh est, lui qui, d’autre part, n’a jamais dépassé la peinture, d’évoquer le timbre abrupt et barbare du drame élisabéthain le plus pathétique, passionnel et passionné.
C’est ce qui me frappe le plus dans Van Gogh, le plus peintre de tous les peintres et qui, sans aller plus loin que ce qu’on appelle et qui est la peinture, sans sortir du tube, du pinceau, du cadrage du motif et de la toile pour recourir à l’anecdote, au récit, au drame, à l’action imagée, à la beauté intrinsèque du sujet et de l’objet, est arrivé à passionner la nature et les objets de telle sorte que tel fabuleux conte d’Edgar Poe, d’Herman Melville, de Nathanaël Hawthorne, de Gérard de Nerval, d’Achim Arnim ou d’Hoffmann, n’en dit pas plus long sur le plan psychologique et dramatique que ses toiles de quatre sous, ses toiles presque toutes, d’ailleurs, et comme par un fait exprès, de médiocre dimension.
On aura reconnu la toile des corbeaux, évidemment, les noirs de mauvais augures sans doute,"noir de truffes lustrées". Donc un fantastiqueur, Van Gogh, il est aussi cela voyez-vous, et s'il rivalise avec les contes fantastiques des meilleurs auteurs, c'est avec les modestes moyens de la peinture de chevalet, voyez-vous. Toutefois on ne trouvera aucune imagerie fantastique chez lui. Et sans cauchemar, sinon un cauchemar différent, élucidé :
Il n’y a pas de fantômes dans les tableaux de Van Gogh, pas de visions, pas d’hallucinations.
C’est de la vérité torride d’un soleil de deux heures de l’après-midi.
Un lent cauchemar génésique petit à petit élucidé.
Sans cauchemar et sans effet.
Mais la souffrance du pré-natal y est.
C’est le luisant mouillé d’un herbage, de la tige d’un plant de blé qui est là prêt à être extradé.
Et dont la nature un jour rendra compte.
Comme la société aussi rendra compte de sa mort prématurée.
Et je ne connais pas de peinture apocalyptique, hiéroglyphique, fantomatique ou pathétique qui me donne, à moi, cette sensation d’occulte étranglée, de cadavre d’un hermétisme inutile, tête ouverte, et qui rendrait sur le billot son secret.
La souffrance du pré-natal, sensation d'occulte étranglé, rien que de très pictural. En somme : Je vous dois la vérité torride du soleil et je vous la dirai. La tête ouverte. Mais jamais le peintre ne rendra son secret sur le billot du poème, cadavre à la poésie inutile.
Cézanne promettait la vérité en peinture. Et enjoignait de ne jamais tomber dans la littérature - en peinture. Rien que poème Artaud, et rien de plus. Peinture? Rien que poète.
Bon c'est du Artaud. Je veux dire on reconnaît son imagerie à lui, dans ses textes comme dans ses dessins. Art sanglant, il parlera de la face rouge sanglante du peintre, et grand imagien, avec beaucoup de poésie bien sûr, surréaliste quoi, au bord du bord du sacrifice.
Et la dénégation reprend de plus belle, nous offrant une fantastique contradiction entre le simple matériau pictural que Van Gogh n'envisage jamais de quitter comme artiste, et ce tout autre de la peinture, ce tout autre toujours, qu'il exprimerait avec la plus grande force. Avec la seule peinture, il peint autre chose. Avec la seule peinture, il ne peint jamais, elle est sans plastique cette peinture, elle n'est que matériau et sensation dérivée du matériau.
Car Van Gogh aura bien été le plus vraiment peintre de tous les peintres, [faut pas exagérer Antonin]
le seul qui n’ait pas voulu dépasser la peinture comme moyen strict de son œuvre [on va voir ce que cela signifie], et cadre strict de ses moyens.
Et le seul qui, d’autre part, absolument le seul, ait absolument dépassé, l’acte inerte de représenter la nature pour, dans cette représentation exclusive de la nature, faire jaillir une force tournante, un élément arraché en plein cœur.
Il a fait, sous la représentation, sourdre un air, et en elle enfermer un nerf, qui ne sont pas dans la nature, qui sont d’une nature et d’un air
plus vrais, que l’air et le nerf de la nature vraie.
Je vois, à l’heure où j’écris ces lignes, le visage rouge sanglant du peintre venir à moi, dans une muraille de tournesols éventrés,
dans un formidable embrasement d’escarbilles d’hyacinthe opaque et d’herbages de lapis-lazuli.
tout cela, au milieu d’un bombardement comme météorique d’atomes qui se feraient voir grain à grain,
preuve que Van Gogh a pensé ses toiles comme un peintre, certes,
et uniquement comme un peintre,
mais qui serait,
par le fait même,
un formidable musicien .
Donc notre peintre se mue en musicien. A défaut de plastique pure, il semble doué pour la plasticité transformatrice. On voit bien les débordements du poète qui ne voit pas les rapports plastiques et qui se prélasse dans le sens ou ce qu'il tient pour le sens et la sémantique inouï du musicien de la peinture. Et il ne faut malheureusement pas entendre « musical » au sens que lui donne Gauguin, celui-ci s'attachait à séparer le «musical », c'est-à-dire le niveau de la pure peinture, des histoires mythiques ou symboliques. Mais nous avons des forces tournantes jaillies du coeur, et la nature vraie, pure et nue. On continue, en musique :
Non, il n’y a pas de fantômes dans les tableaux de Van Gogh, pas de drame, pas de sujet et je dirai même pas d’objet, car le motif lui-même qu’est-ce que c’est ?
Sinon quelque chose comme l’ombre de fer du motet d’une inénarrable musique antique, comme le leitmotiv d’un thème désespéré de son propre sujet.
C’est de la nature nue et pure vue, telle qu’elle se révèle, quand on sait l’approcher d’assez près.
On sait maintenant, on le voit : Artaud rien que poésie, jamais de peinture.
Maintenant une invitation au voyage.
Rien que peintre, Van Gogh, et pas plus,
pas de philosophie, de mystique, de rite, de psychurgie ou de liturgie,
pas d’histoire, de littérature ou de poésie,
ses tournesols d’or bronzé sont peints : ils sont peints comme des tournesols et rien de plus, mais pour comprendre un tournesol en nature,
il faut maintenant en revenir à Van Gogh, de même que pour comprendre un orage en nature,
un ciel orageux,
une plaine en nature,
on ne pourra pas ne pas en revenir à Van Gogh.
Il faisait orageux de la sorte en Egypte ou sur les plaines de la Judée sémite,
Peut-être faisait-il noir de la sorte en Chaldée, en Mongolie ou sur les monts du Thibet,
dont personne ne dit qu’ils aient changé de place.
Et pourtant, à regarder cette plaine de blé ou de pierres, blanche comme un ossuaire enterré, sur laquelle pèse ce vieux ciel violacé, je ne peux plus croire aux monts du Thibet.
Peintre, rien que peintre, Van Gogh, il a pris les moyens de la pure peinture et il ne les a pas dépassés.
Je veux dire qu’il n’est pas allé pour peindre au-delà de se servir des moyens que la peinture lui offrait. [Voilà la pure peinture, ce sont bien les seuls moyens matériels, les matériaux et le pouvoir expressif qu'il recèle pour créer du sens que le poète s'empresse de décrire!]
Un ciel orageux,
une plaine blanche de craie,
des toiles, des pinceaux, ses cheveux rouges, des tubes, sa main jaune, son chevalet,
mais tous les lamas rassemblés du Thibet peuvent secouer sous leurs jupes l’apocalypse qu’ils auront préparée [...]
On est revenu à Van Gogh. Vous savez, pour comprendre les tournesols qui ne sont que peinture (et tournesols),
il faut revenir à Van Gogh – au Tibet. Et les orages de Van Gogh nous font penser à la sortie d'Egypte, si, si.
Grâce à Van Gogh on ne croit même plus aux monts du Tibet. Touche appliquée, unique scrupule!
Car c’est bien cela tout Van Gogh, l’unique scrupule de la touche sourdement et pathétiquement appliquée. La couleur roturière des choses, mais si juste, si amoureusement juste qu’il n’y a pas de pierres précieuses qui puissent atteindre à sa rareté.
Moi, je ne sais pas ce qu'est la couleur roturière, et encore moins les pierres précieuses en rivalité de rareté avec elle, pas même celle, bien sûr, qui se trouverait dans la matière picturale, Grand Oeuvre, etc.
Sans littérature, j’ai vu la figure de Van Gogh, rouge de sang dans l’éclatement de ses paysages,
venir à moi,
kohan
taver tensur
pur tan
dans un embrasement,
dans un bombardement,
dans un éclatement,
vengeurs de cette pierre de meule que le pauvre Van Gogh le fou porta toute sa vie à son cou
La meule de peindre sans savoir pour quoi ni pour où.
La meule ou le boulet des lettres, non pas les siennes, à lui, Van Gogh, mais celles des autres. La meule de peindre ne broie rien pour le poète :
pas de moulin mystique – en peinture.
Van Gogh a renoncé en peignant à raconter des histoires, mais le merveilleux est que ce peintre qui n’est que peintre,
et qui est plus peintre que les autres peintres, comme étant celui chez qui le matériau, la peinture a une place de premier plan, [heureusement qu'il avait un propos plastique]
avec la couleur saisie comme telle que pressée hors du tube,
avec l’empreinte, comme l’un après l’autre, des poils du pinceau dans la couleur,
avec la touche de la peinture peinte, comme distincte dans son propre soleil,
avec l’i, la virgule, le point de la pointe du pinceau même vrillée à même la couleur, chahutée, et qui gicle en flammèches, que le peintre mate
et rebrasse de tous les côtés,
le merveilleux est que ce peintre qui n’est rien que peintre est aussi de tous les peintres-nés celui qui fait le plus oublier que nous ayons à faire à de la peinture,
à de la peinture pour représenter le motif qu’il a distingué,
et qui fait venir devant nous, en avant de la toile fixe, l’énigme pure, la pure énigme de la fleur torturée, du paysage sabré, labouré et pressé de tous les côtés par son pinceau en ébriété.
Avec la pure énigme, et de la fleur torturée, ne vous en déplaise, pour un peintre qui ne raconte pas d'histoire, mais que l'on s'ingénie à faire parler un petit peu quand même, face à cela qui ne sera jamais la face du peintre, ni son soleil, jamais, il faut répondre :
Non, cette pure énigme en avant de la toile fixe n'est pas encore notre propos, je veux dire notre propos picturale à nous, personnel, avec les excroissances et les effets de premiers plans abstraits devant les figures, figures souvent masquées par des éléments volants! Il faut désormais répondre à cette énigme pure que le poète place singulièrement en avant sur la peinture de Van Gogh, ce à quoi un peintre devrait rétorquer :
Non tu n'es pas le pire de tous les écrivains, de tous les poètes, vraiment pas, de ceux qu'il nous a été donné un jour de rencontrer et qui ont écrit sur la peinture : mais ne recommence plus, sacré fantôme !
Zola a ceci de commun avec Balzac qu'il ne comprend pas grand-chose à la peinture.Van Gogh.
Qu'avait-il à écrire sur la peinture, c'est un con, il n'y connaissait rien. Degas
Enfin Artaud aura bien signé son suicidé des lettres, un bel exemple de littérature plasticide.
Quant à ces poèmes sur la peinture, Picasso n'en n'a pas voulu. Deux lettres d'Artaud en témoignent. Les peintres, vraiment peintres, savaient sur ce point remettre les écrivains à leur place.
Une autre lettre montre un Artaud très violent à l'égard d'Hartung qui lui offrait des peintures pour accompagner certains de ses écrits : c'est qu'Artaud est aussi dessinateur, et il le lui dit. Toutefois un Soutine n'avait pas besoin de crever ses toiles, comme Artaud ou Fontana percent leur support. Soutine a détruit tout simplement ses oeuvres quand il en sentait la nécessité. Mais Soutine n'est pas un conceptuel du matériau. Ni un conceptuel du dessin avec la fameuse vraie fausse maladresse dont notre Artaud a fait la théorie. Sacré Artaud.
(18 MARS 2014 sur Médiapart)