A l'occasion de l'exposition consacrée au peintre "Emile Bernard", je voulais signaler un lapsus particulier commis par Derrida et jamais noté à ma connaissance jusque-là. J'en ai fait part et commencé l'analyse ou l'approche dans différents textes ou communications ("Mon amie la déconstruction" et "Qu'est-ce qu'une plastophanie?").
« ''Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai'', lettre de Cézanne à Emile Mâle, 13 octobre 1905 »
Jacques Derrida, in La vérité en peinture 1ère édition, 1978
« ''Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai'', lettre de Cézanne à Emile Bernard, 13 octobre 1905 »
Jacques Derrida, in La vérité en peinture 2ème édition
« Ouvrons encore la lettre, après Emile Mâle », écrit Derrida, non!: « après Emile Bernard ».
Il y va des conditions du performatif:
« Cette condition ferait partie de la fiction, autrement dit de l'ensemble des protocoles conventionnels, au moment ou un Emile Mâle s'apprête à décacheter une lettre.» Non! : « au moment où Emile Bernard s'apprête à...» Bien sûr, cela peut sembler facile de se moquer un peu de cette série de lapsus, et de nom propre impropre, d'autant qu'Emile Bernard, cet ami de Cézanne, a écrit des romans, L'esclave nue, La danseuse persane, des poèmes, le Parnasse oriental, Le voyage de l'être... Ah! Voilà. Et il accomplit une rénovation esthétique dans les années 1920 fort peu moderne. Comment ouvrir «la lettre après Emile Bernard»? plus possible, pas dans ces termes. Impossible d'ouvrir une lettre après un peintre.
Le magnifique et assez remarquable lapsus calami de Derrida, jamais mentionné à ma connaissance méritait quelques mots, et c’est plus qu’un lapsus calami, emblématique ou paradigmatique comme une archi-structure de tous les lapsus d’écrivain à l’égard de la peinture.
Emile Mâle est un historien de l’art médiéval et notamment du gothique. Emile Bernard est un peintre, ami de Cézanne dont nous possédons la riche correspondance avec Cézanne. Cette substitution n’est certes pas une Badallya hospitalière, une substitution à la manière de
Louis Massignon sur laquelle Derrida a tant réfléchi.
Il nous faut préciser une chose. Derrida a bien commis un lapsus calami spectaculaire, jamais commenté, jamais remarqué?, et s'il ne l’avait pas mis en exergue de son livre, il l’avait placé dans le texte liminaire « Passe-partout » du même livre. Le « passe-partout » est un terme d'encadrement de dessins ou d'estampes sous-verre, il désigne un espace de carton entre le cadre et l'oeuvre. C’est peut-être pire. Cela revient peut-être au même.
Emile Mâle plus d’un Abraham. Emile Mâle est donc un historien de l’art médiéval et en particulier des cathédrales et de leur symbolisme. Il signale notamment comme en écho anticipé de Derrida un Abraham sculpté pour recueillir les âmes au paradis, ce qui nous fait le « plus d’un Abraham » de Derrida, dans une version plus plastique: les deux élèves de Kafka, dans une nouvelle où le bon élève et le
mauvais sont appelés par le maître: « Abraham, l’autre », on ira jusqu’à imaginer pour nous un Abraham sculptural (Abraham est pourtant le destructeur des statues d’idoles sculptées par son père), Derrida imaginant aussi un Abraham, en plus des autres, qui ne serait pas juif, dit-il.
Emile Bernard est donc un peintre, ami de Cézanne, dont nous possédons encore une fois la riche correspondance avec Cézanne, et son témoignage.
Plus d’un lapsus, plus qu’un lapsus.
Georges Duby parle des « purs artistes » du gothique: Derrida serait-il représenté en Beau Dieu d’Amiens? La statue du Christ au trumeau du portail central a, sur sa droite, une voussure à la base de laquelle un Abraham hospitalier des morts tient lieu de paradis.
Nous ne croyons pas à l’art religieux, c’est une de nos thèses: il y a une plastophanie, une révélation de plastique pure dans son concept ou dans l’œuvre, à travers toute l’histoire de l’art.
"La vérité en peinture" un "trait cézannien", commente Derrida, et qui aurait été adressé à un spécialiste de l'iconographie médiévale? Refermons la lettre.
Car on ne peut pas écarter l’idée que la théorie de l’âme du Philèbe de Platon, par exemple, commentée par Derrida dans « La double séance », qui voit un écrivain se placer dans l’âme pour recueillir, imiter les données des sens comme un livre, et qui serait à son tour imité par la figure
du peintre se plaçant derrière lui, d’où un problème de mimèsis, de doublure, on ne peut pas éviter d’imaginer que ce « premier » peintre, loin d’être un zoographos, ou parce qu’il se tient justement dans le tremblement du graphein ambigu quant à la peinture, ne soit en réalité déjà un
duchampien installateur conceptuel très lié à l’écrivain. Avec ses performatifs d’objet.
Et mit le mal du signifiant, de la lettre, en lieu et place de ce que nous appelons le plastème ou rapport plastique. Comme quoi tout signifiant parvient bien à destination comme le pensait Lacan mais ici ce serait en quelque sorte pour occulter la peinture, la littérature se destine à la
littérature, et révéler de ce fait a contrario une logique anté-signifiante grâce à cette hospitalité d’un autre genre, Badallya à la manière de Louis Massignon quand même, la peinture est tellement bonne fille.
On privilégiera le sens obvie de l'expression « la vérité en peinture », la vérité de l'art et de la discipline picturale plutôt que la vérité en effigie ou la vérité vraie:
Il nous faut « nager dans la vérité en peinture » selon le voeu de Cézanne, il nous faudrait plonger dans la vérité en peinture comme dans un bain d'harmonie colorée nous disait-il encore.
Mais il faut éviter de remplacer le peintre par un écrivain. Comment éviter de détourner la "lettre" du peintre lorsqu'on est écrivain? D'autant que Cézanne prévient aussi Emile Bernard de ne jamais tomber dans la littérature - en peinture. Ni dans la philosophie - en peinture. Emile Mâle (moule mâlique de Duchamp?, on en a beaucoup joué).
Ou alors notre jeune fille aurait volé la lettre, trop littéraire à ses yeux, intervenant autrement dans les célèbres commentaires de Lacan et de Derrida sur La lettre volée de Poe. La lettre parviendrait toujours à destination, au moins d‘écrivain à écrivain. En ceci la peinture ferait dériver la lettre et d’abord ferait commettre cette sorte de lapsus calami transcendantal ou inconditionné à tout écrivain qui se piquerait encore de peinture, comme s'il s'agissait avant tout de dénoncer chez nos hommes de lettre une correspondance unique entre écrivains - en peinture, la seule qui soit. Lapsus de substitution hospitalier.
Mon amie la déconstruction doit supporter tout cela.