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Billet de blog 22 août 2014

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Formes simples, notions confuses

Une exposition vient de s'ouvrir au musée d'art moderne de Metz avec la notion de "formes simples", un genre de notion dont les zélateurs de l'art contemporain ont souvent le secret et qui assure ainsi au moyen d'une vaste synthèse historique, une parfaite continuité au sein de l'histoire de l'art.

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Une exposition vient de s'ouvrir au musée d'art moderne de Metz avec la notion de "formes simples", un genre de notion dont les zélateurs de l'art contemporain ont souvent le secret et qui assure ainsi au moyen d'une vaste synthèse historique, une parfaite continuité au sein de l'histoire de l'art.

Tout commence par Marcel Duchamp, avec l'anecdote célèbre du grand homme devant une hélice d'avion et s'exclamant: "C'est fini, la peinture. Qui désormais pourra faire mieux que cette hélice ? ». Il le dit en présence de Léger et de Brancusi. C'est important puisqu'il s'agit d'embringuer les créateurs de formes dans cette histoire de forme zéro, de forme nulle.
L'expo débute par Duchamp, à tout seigneur, tout honneur, mais elle se poursuivra à un moment par le monolythe du film de Kubrick, 2001, l'Odyssée de l'espace, et elle intégrera les vrais simplistes minimalistes, Tony Smith et autres Kapoor.
Il n'y a donc plus de simplisme en art. Brancusi et Duchamp même combat.
On embrigade Henry Moore apôtre aussi de la forme ayant perdue, nous dit-on, ses particularités. Et poutant ses formes sont des plus complexes. Il s'inspirait des blocs du Parthénon conservés au British Museum, simple rappel.
La notion de forme pure qui jusqu'ici pouvait suffire, la pureté étant plutôt gênante pour nos confusionistes intéressés ou inconscients, pureté confondue avec une forme géométrique épurée ou minimale, elle n'existera plus.
Mais que de choses, que de polysémies n'auront-ils trouvées dans ces formes simples. Et c'est bien le problème: la forme importe peu, il sera toujours possible de faire des associations personnelles, de divaguer ou de rêver en présence d'un objet, peu importe s'il y a des rapports plastiques, une forme nouvelle et jamais vue, un registre formel, ou au contraire une simple curiosité, une bizarrerie surréaliste, un objet naturel ou industriel, une forme pauvre.

Une tête cycladique et l'urinoir, même épure. Ou les artistes qui vous posent une ou deux structures comme Serra. Un peu court plastiquement. Un oeuf d'autruche nous a révolutionné: formes génératives ou en puissance, plénitude, du Pevsner quoi. Du Naum Gabo, une courbe mathématique, la même chose.
On nous dit: les formes simples gardent leur énigme, silencieuses à faire parler; mais si une forme, simple ou non, a sa vie propre et doit toujours donner l'impression de pouvoir se créer par une pression venant de l'intérieur, en citant une nouvelle fois Henry Moore, il ne faut pas confondre, là encore, la sculpture en général, telle que définie par Rodin: une force qui pousse de l'intérieur, avec la forme minimaliste ou géométisante. La forme se tend bien en poussant vers l'extérieur et en formant la plénitude des plans et des masses, mais s'obnuler sur une forme simple, c'est confondre la pure plastique sculpturale et la forme lisse, c'est-à-dire la forme simplifiée à l'extrême qui est une simple possibilité parmi d'autre et n'a nullement le monopole de la plénitude: l'oeuf n'est pas davantage "plein" ni plus fort par ses grandes poussées intérieures que la tête du Beau Dieu d'Amiens ou un esclave de Michel-Ange: la poussée sculpturale vient aussi des points plus ou moins saillants qui la tirent, la poussée existe dans toute sculpture concave ou non, refermée sur elle-même ou traversée d'espace.
Forme simple, forme essentielle comme ensommeillée, supposée nous fasciner: un disque solaire égyptien sur une bas-relief ou un cercle tracé à l'encre zen, forme lunaire, cercle lumineux -dimension cosmique, on nous dit.
Mais je suis avant tout sensible à l'unité colorée ou formelle d'une oeuvre en soi complexe.
L'unité d'un tableau, l'unification d'une surface n'est pas une forme simple.

"C'est fini, la peinture. Qui désormais pourra faire mieux que cette hélice ? » disait donc Duchamp, et pourtant il s'agit non de peinture, mais de sculpture dans cette exposition. Pour autant il est vrai que l'on garde encore la vieille notion de sculpture, et qu'on ne la confonde pas avec le readymade et les installations. Que l'on ne fasse pas le procès de la statue et de son socle à cette fin. Comme on le fait souvent. Le socle étant seulement une base de l'équilibre plastique et non une convention ou une présentation solennellement académique de l'oeuvre. Il peut être modifié indéfiniment comme le fera Rodin.
Si on ne distingue pas l'Urinoir de Duchamp et l'Oiseau de Brancusi tout est possible, tout sera dit.
Si l'on croit sincèrement que la peinture est finie dès 1912 avec une hélice d'avion c'est qu'on est soucieux de perfection technique et atisanale en vrai académicien, avec une Idée en plus: perfection de l'exécution + Idée, c'est cela l'académie et le pompiérisme: plus de forme! Mais Duchamp est pour nous le restaurateur de l'art académique en ce sens-là: littérature et objet; littérature objectivée ou verbe réifié : performatif d'objet!
Pourtant le cubisme s'est développé, ainsi que l'oeuvre d'un Matisse, Mondrian a trouvé son registre formel, très complexe et très épurée, Malévitch et El Lissitzky développent leur grand style suprématiste, sans s'obnuler sur le carré noir sur fond blanc qui est un élément de la démonstration et qui est plus complexe qu'un carré noir sur fond blanc non peint, il a ses subtilités peintes.
Tout l'art moderne dément l'obscurantisme de Duchamp, obscurantisme ici, malgré ce qu'il savait de la plastique, toujours présente chez les cubistes, disait-il, et d'ajouter aussi: le surréalisme n'a pas grand chose à voir avec la peinture.
Si l'objet industriel sonne le glas de la peinture, c'est qu'on n'a rien compris à l'histoire des formes plastiques.
Alors il y a le cube de Giacommetti. L'opération a déjà été accomplie pas Didi-Huberman, pour associer justement ce cube avec bien des choses, ou celui de Tony Smith. Celui de Tony Smith est parfaitement cubique, il n'est que géométrique, mais entièrement noir, d'où... Joyce! et une histoire d'aveuglement salutaire, Stephen ferme les yeux pour entendre la langue et le son de son corps lorsqu'il rentre dans l'eau : « Blurt out what I was thinking. Still I don't know » – un sujet qui découvre ce qu'il y a à voir quand il dit « je vois » : « Je vois, dit-il »; « I see, he said », le dire est un voir, etc. Le cube de Giacometti est irrégulier, combinant des plans de son cru: ce n'est pas un pur polyèdre. Ni même un visage. Il est composé.
Donc on utilise de façon centrale le grand Giacometti, ce qui le compromettrait à nos yeux, et on ajoute la Mélancolie de Dürer pour faire bonne mesure et tenter ainsi d'écaircir encore les choses. Une citation de polyèdre prélevé dans la grande forme complexe de Dürer!
J'ai moi-même eu la passion des polyèdres, j'en ai fait des séries entières en papier Bristol, sans aucune étude mathématique préalable, pour le plaisir des yeux; mais si la subtilité des blancs et des gris qui se reflètent sur chacune des faces du polyèdre, apporte de vrais plaisirs, si ces volumineuses sphères aux multiples facettes, ces imbrications de plans convexes et de volumes étoilés me réjouissaient sans jamais me lasser, la sculpture est, nous le savons, encore ailleurs, et ces blancs des plus complexes ne sont jamais rien d'autre qu'un point de départ possible, pour la peinture, et une leçon.
Enfin puisque le cube de Giacommetti apprenons-nous, exprime le deuil de son père, qu'il venait justement de perdre, jusqu'à la netteté de la pierre tombale, tout est dit!

Car il s'agit, nous dit-on à Metz, de suggérer par la forme une énergie qui la dépasse; la forme simple est une puissance intérieure et une énergie à l'oeuvre.
A ce compte-là on peut récupérer le haïku et on ne s'en prive pas.

Comme par un fait exprès, un nombril du monde a été retrouvé en 1944 et fait l'objet d'une autre exposition: car l'explosion due au météorite serait à l'origine de tous les contes du monde rejoignant une vielle légende locale. Tout est dit: une forme simple, forme zéro -et toute la littérature en sort comme d'une corne d'abondance, cornucopia.

Mais n'est-ce pas Jean de Loisy, l'auteur de cette exposition thématique? Ah bon, celui qui disait: Ce sont les littérateurs qui font Duchamp? Son émission sur France Culture est un chef d'oeuvre du genre. Confondre la forme d'un objet, la forme plastique, la forme thématique et la forme d'un dispositif d'installation: du grand art.

Et pour ceux qui se plaisent, à la faveur d'une surdétermination thématique, en confusionnistes intéressés, à niveler l'histoire de l'art, nous pouvons recourir à Picasso et à Malraux: « De temps en temps je pense, il y a eu un Petit Bonhomme des Cyclades. Il a voulu faire cette sculpture épatante comme ça. Il croyait faire la Grande Déesse, je ne sais quoi. Il a fait ça. Et moi à Paris, je sais ce qu’il a voulu faire : pas le Dieu, la sculpture. Il ne reste rien de sa vie, rien de ses espèces de Dieu, rien de rien. Rien. Mais il reste ça, parce qu’il a voulu faire une sculpture ». Picasso voit l'intentionalité sculpturale, les rapports purement plastiques.
Quant au silex, forme emblématique de l'exposition, Malraux répond: « Pour moi, ce serait presque la réponse à la question « qu’est-ce pour vous qu’une œuvre d’art ? » C’est une œuvre qui a un présent. Alors que tout le reste du passé n’a pas de présent. Alexandre a une légende, il a une histoire, mais il n’a pas de présent. Vous sentez bien que vous ne pouvez pas ressentir de la même façon une peinture de Lascaux et un silex taillé. Le silex taillé est dans l’histoire chronologique. Le bison peint y est aussi, mais en même temps, il est ailleurs. » Malraux nous dit: le saint réside là, dans le présent, non dans l'au-delà; et le saint, c'est bien simple : ce serait la peinture, qui surmonte tout, par exemple dans Rembrandt: "il n'y avait rien et il y a ceci". Ni Dieu ni installation.

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