Un discours abject a fait retour, peignant les Roms comme portant en eux, ataviquement, l’inhumanité impensable des voleurs d’enfants.
La (fausse) affaire de « l’Ange blond », n’en finira pas de nous en apprendre, ici comme ailleurs en Europe, sur la persistance de ce racisme, qui postule l’existence de races fixes et différentes : la petite ne pouvait pas être Rom puisqu’elle était blonde et blanche de peau, elle ne pouvait être que l’Ange blond, enlevée par des Diables bruns à la peau mat : il ne peut y avoir de Roms blonds, il ne peut y avoir de Roms blancs, les Roms ne peuvent être des anges… Les Roms sont une autre race.
Les discours tenus depuis des semaines en France – avant, pendant et après l’expulsion de Leonarda et de sa famille –, participent au fond d’une logique proche et signent, à travers les Roms, la construction d’une altérité repoussante, métonymique de toute immigration ; construction procédant d’un consensus allant du gouvernement à dominante socialiste au Front National, en passant par l’UMP et certains médias.
Ce consensus discursif annonce des lendemains de cauchemar. Mais, comme toute construction, il peut être retourné, déconstruit, permettant alors de refonder une éthique radicalement de gauche, une éthique de l’hospitalité à l’infini, seule susceptible de tracer une frontière hermétique – la seule frontière qui mérité d’être sauvée – entre ce que devrait être une gauche, et le racisme, le fascisme ordinaire du Front National et de ses fourriers.
Les Roms, seraient, si l’on suit Manuel Valls, l’emblème d’une immigration in-intégrable. Il est donc licite de les expulser. Non seulement par rapport à l’appareil législatif existant, mais plus profondément par le fait que la qualité d’in-intégrable dont on les affuble fonctionne sur un mode ontologique : elle est une identité, elle est leur être propre, rien ne saurait la faire disparaître. Les Roms sont une altérité sans rivage. Ils ne seront jamais « nous » ou « des nôtres ». Ils resteront « ceux-là ». Ils ne sont bienvenus qu’ailleurs. Ici ce sont de nouveaux ennemis de l’intérieur. Inassimilables à la France, ils sont devenus l’ « Anti-France ».
Dans une logique post coloniale, le discours de l’impossible intégration (et peut-être encore plus gravement s’agit-il d’un discours de dés-intégration) a, durant des semaines, contribué, à travers la famille Dibrani, à ensauvager les Roms.
Une bien triste famille que celle de Leonarda, se délectent tous les pères-la-morale, et dont le comportement justifierait a posteriori l’expulsion.
Le mari bat sa femme (plus que les mâles d’ici qui cognent à mort douze femmes par mois ?) : les Roms sont violents.
Il frappe ses enfants (comme 67% des pères et mères français) : les Roms n’aiment pas les enfants, ils les pondent pour toucher les allocations.
Il fraude les assurances sociales (mieux que les nantis qui fraudent le fisc ?) : les Roms sont des voleurs
Il ne veut pas travailler (comme en rêvent tous ceux qui, par millions, jouent au loto) : les Roms sont des paresseux qui vivent de trafics.
Quant à Leonarda, elle sèche l’Ecole (à l’image de la centaine de millier de décrocheurs qui, comme elle, sont effectivement inassimilable pour le système scolaire) : les Roms refusent toute scolarisation.
Expulsables les Dibrani ? Oui, et doublement. Une première fois légalement car déboutés du droit d’asile, et depuis – et surtout pourrait-on dire – expulsés moralement car affreux et sales et méchants. Et miséreux.
Tout cela serait à pleurer de bêtise si la morale de ce triste apologue ne révélait ce qui sera à l’œuvre demain : si l’autre n’est pas intégrable, c’est que l’intégration ne peut s’adresser qu’au même.
C’est de l’emprise de cette pensée qu’il faut sortir et nous soutiendrons, avec Emmanuel Levinas, avec Jacques Derrida que c’est justement à l’aune de son étrangeté qu’il faut accueillir l’étranger.
Theodor Mommsen, dans son Histoire romaine souligne la parenté des deux termes latins hospes et hostis. C’est à titre d’étranger, et même d’ennemi potentiellement hostile que l’hostis est accueilli par son hôte (hospes). Les champs sémantiques se recoupent, comme si l’hospitalité n’était pensable qu’associée à son envers.
Ainsi, et Jacques Derrida le souligne, l’hospitalité est toujours un risque : « L’hospitalité pure, inconditionnelle ou infinie, ne peut ni ne doit être autre chose que l’exposition au risque. Si je suis sûr que l’arrivant que je reçois est parfaitement inoffensif, innocent et me fera bénéfice… ce n’est pas de l’hospitalité. Quand j’ouvre ma porte à quelqu’un il faut que je sois prêt à courir le plus grand risque1. »
Il ne peut y avoir d’hospitalité choisie. L’accueil réel suppose l’inconnu, suppose de l’inconnu. A tous ceux qui transforment les Roms, les Dibrani, les Leonarda en hostis, nous pouvons répondre : oui, c’est bien à eux que notre hospitalité s’adresse, car elle est incalculable. Et au-delà de l’accueil à l’autre, elle un accueil à l’altérité, sans préalable.
Reculer sur cette éthique (bien sûr, nous ne méconnaissons pas les apories qui s’ouvrent dès qu’il s’agit de passer d’une hospitalité à l’infini à un accueil s’incarnant dans une législation, mais c’est qu’il n’est plus possible de penser les Lois qu’au risque de leur cassure, de leur dissolution. Si à chaque énonciation de la Loi – toujours énoncée à un être unique – l’éthique ne travaille pas la Loi jusqu’à risquer son invalidation, il n’y aura plus de Droit mais seulement l’existence d’un appareil répressif généralisé), reculer sur cette éthique, donc, c’est laisser le champ libre au soupçon envers l’autre qui ne sera jamais assez moi-même pour mériter d’être là. N’est ce pas au fond ce que nous montre le tableau de Kasimir Malévitch , Carré blanc sur fond blanc ? Il existe là, tracé sur la toile, une infime différence posant que les deux carrés, malgré leur apparence de blancheur seront toujours disjoints.
C’est de cela qu’il s’agit dans ce que nous propose le Front National : une politique d’assimilation sur critère de ressemblance, mais dont on peut déjà postuler que le ressemblant ne sera jamais assez ressemblant pour pouvoir être assimilé.
Et c’est là que doit se tracer la seule frontière valide, celle séparant l’hospitalité infinie de l’infini ressassement du même.
Reprenant le mythe de Dionysos, Jean-Pierre Vernant nous montre le jeune dieu arrivant incognito à Thèbes, affublé comme un prêtre de son propre culte. Il est tout ce que les Grecs veulent mettre à distance : lui porte de longs cheveux et des habits féminins et le cortège de femmes qui l’accompagnent viennent de l’Orient et le suivent, errantes et vivant en plein air. Le roi de Thèbes Penthée, n’aura de cesse de tout faire pour chasser, pour se débarrasser de Dionysos, ce perturbateur qui affiche ce qu’aucun grec ne peut a priori accepter : l’indifférence des sexes assumée par son costume, tandis que ses compagnes représentent l’envers de la Cité grecque ordonnée.
Le refus de faire une place à Dionysos sera fatal à Thèbes et la Cité se désagrégera dans la violence et le meurtre. Penthée sera démembré et décapité par sa propre mère. Une guerre entre habitants et habitantes de Thèbes dont Dionysos n’est que le spectateur. Mais laissons à Jean-Pierre Vernant le soin de conclure : « Le retour de Dionysos (…) à Thèbes (…), a suscité le drame aussi longtemps que la cité est demeurée incapable d’établir le lien (…) entre sa volonté d’être toujours la même, de demeurer identique à soi, de se refuser à changer, et, d’autre part, l’étranger, le différent, l’autre. Tant qu’il n’y a pas possibilité d’ajuster ces contraires, une chose terrifiante se produit : ceux qui (…) proclamaient la nécessaire permanence de leurs valeurs traditionnelles face à ce qui est autre qu’eux, qui les met en question (…), ce sont ceux-là mêmes (…), les citoyens grecs sûrs de leur supériorité, qui basculent dans l’altérité absolue, dans l’horreur et le monstrueux2. »
Et François Hollande, en proposant à Leonarda de choisir entre sa famille et ses études, au mépris de la Convention internationale des droits de l’enfant, en proposant à Leonarda de revenir dans le pays qui vient d’expulser sa propre famille et d’orchestrer contre eux une véritable campagne de haine, François Hollande vient de s’avancer dans le chemin – déjà entièrement parcouru par Marine Le Pen – qui mène à l’altérité absolue, à l’horreur et au monstrueux.
Nous sommes à Thèbes.
1 Autour de Jacques Derrida, De l’hospitalité, sous la direction de Mohammed Seffahi, Edition la passe du vent, 2001.
2 Jean-Pierre Vernant, L’univers, les dieux, les hommes, Points Seuil, 2002.