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Billet de blog 7 août 2014

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Trois chemins vers la Palestine

Elle n’en finit pas. La Nakba n’en finira jamais. Charriant la fierté honteuse des massacres et des destructions. Elle a l’âge, maintenant, de ceux qui sont au seuil de la vieillesse. Elle a frappé, du printemps à l’automne 1948, à Deir Yassin, Nâsir al-Dîn, à Ludd et Dâwima et ailleurs et partout en Palestine.

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Elle n’en finit pas. La Nakba n’en finira jamais. Charriant la fierté honteuse des massacres et des destructions. Elle a l’âge, maintenant, de ceux qui sont au seuil de la vieillesse. Elle a frappé, du printemps à l’automne 1948, à Deir Yassin, Nâsir al-Dîn, à Ludd et Dâwima et ailleurs et partout en Palestine.

La nuit du 22 au 23 mai 1948, à Tantoura, le troisième régiment de la brigade Alexandroni de la Haganah massacra 200 villageois : « Sur la plage, les soldats emmenaient à chaque fois une partie des hommes et j’entendais des rafales d’armes après chaque départ. Vers midi on nous conduisit à pied jusqu’à un verger situé à l’est du village et je vis un monceau de cadavres entassé sur une carriole tirée par des hommes de Tantoura, qui déversèrent leur cargaison dans un grand trou. » Muhammad Abou Hana avait alors douze ans[1].

Les bombes tombent aujourd’hui sur Gaza, avec la même rage de détruire et ce sont les mêmes morts ébahis qu’il y a soixante-cinq ans. Qui parle à travers la voix d’Elias Sanbar : ceux d’aujourd’hui ?, ceux d’hier ? « Les combats étaient violents. Partis des faubourgs de la ville, ils avaient rapidement gagné  ses quartiers. Abandonnant alors les pièces exposées, les habitants trouvaient refuge dans les plus reculées. Avant de se vider, la ville avait commencé par se replier sur elle-même[2]» Est-ce Gaza en 2014 ? Haïfa en 1948 ?

Des morts et des immeubles qui s’effondrent. Qui ne vivent plus qu’en mémoire. A Tantoura déjà, la Haganah avait dynamité toutes les maisons, méthodiquement. La Nakba ce n’est pas que l’exil, ce n’est pas seulement l’impossible retour. C’est la volonté d’effacer toutes les traces en niant ce qui fut une présence.

De la Haganah à Tsahal, un temps rallongé, un même espace distendu, pour faire voler en éclats les murs et les mains qui les ont frôlés. Détruire le bruit des pas qui rejoignaient l’amoureux et les cris des naissances. Et les craquements des lits et les notes du ‘oud. Le son des clés sur la serrure. L’ombre des néfliers.

Biffer des histoires, biffer toute Histoire. Des bombes, pour que les éclats emportent la mémoire, pour que même , même en elle, personne ne puisse s’installer. Elle est bien nommée la Nakba, elle est bien traduite dans notre langue : la catastrophe.

Gaza est de trop. Ce ghetto, ce banthoustan, ce camp, qui est un camp parce qu’aucune habitation ne peut en dépasser les limites, les murs qui le ferment.

« La terre nous est étroite » dit Mahmoud Darwich. Il n’y a plus que le ciel pour s’étendre, le ciel qui accueille les étages sans cesse rajoutés aux immeubles. « Le camp mange le ciel » dit Racha Salah, à propos de celui d’Ayn Helwe au Liban[3]. Tous les camps palestiniens mangent le ciel.

Alors, de Gaza, faire une nasse, alors écraser les personnes et les quartiers pour expier d’être encore là. Expier d’être resté là.

Mahmoud Darwich écrit : « Ils m’aiment morts. » , puis, « Je vous demanderai d’être lents, de me tuer petit à petit pour que je compose un dernier poème à l’élue de mon cœur[4]. » Et ils meurent lentement, par la frontière fermée, et les murs qui s’élèvent comme lors d’une descente au tombeau. Soixante six-ans, c’est le temps d’une mort qui s’insinue, la mort lente des veuves et de ceux qui ont enterré leurs enfants.

Alors, Mahmoud Darwich ne cessera pas de prêter sa voix : « Nous aimons la vie autant que possible. Là où nous résidons, nous semons des plantes luxuriantes et nous récoltons des tués[5]. » Et dans ce possible qui se rétrécit se logent le Hamas et les martyrs : quel est ce peu de vie s’il devient indiscernable de la mort ?

Quel est ce corps, que regarde l’écrivain Taoufik Grira, que le mur a coupé de son ombre ?

Alors, mourir parce que seule la mort a une destination : « J’ai apostrophé mon ange (…). Cela m’est égal  que vous me jetiez dans l’Averne ou au paradis, ce qui m’importe c’est que vous érigiez des murs pour que je les abatte, pour que ma souffrance prenne un sens et mon éternité une valeur[6]. »

François Hollande affirme que le conflit ravageant Gaza « ne doit pas se laisser importer ». Dès lors, il est bien là-bas. Il n’a rien à voir avec nous.

François Hollande, décidément, comprend bien peu.

Gaza est à Tenochtitlan gisante et brûlante devant Cortés, devant le regard des conquérants, et Mahmoud Darwich nous parlera une dernière fois : « O maître des Blancs, seigneur des chevaux, que requiers-tu de ceux qui parlent aux arbres de la nuit ? (…) Qui habitera notre temple ? Qui préservera nos coutumes du fracas des métaux ? »

Troie est dans Gaza : « La Grèce a pris pour identité la tristesse, en vain elle recherche une enfance. Mais la tristesse est confisquée, même la larme de l’œil cerné de khôl. »

Gaza, là aujourd’hui pour tous les décombres de l’Histoire : « Une nuit s’en va et dans le plein midi , nous n’emportons de notre monde que la forme du trépas[7]. »

Mais, François Hollande ne sait pas ce que le terme palestinien contient d’universel.

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Laputa est une île. Une île volante, planant comme un oiseau de proie sur la contrée qu’elle exploite. Gulliver s’y embarque un jour par hasard, à la suite d’un naufrage, évidemment.

Laputa : on sait qu’en l’élaborant Jonathan Swift songeait à l’oppression que le Royaume Uni faisait subir à l’Irlande. Mais au-delà, elle demeure une métaphore, l’apologue exemplaire de toute domination coloniale et l’espace littéraire d’une anathème.

Ceux qui vivent ainsi en l’air, suspendus, sont de la meilleure société, mais enfermés, proprement aliénés dans l’idée fixe de plier le monde à l’ordre mathématique et peu importe pour eux que le monde, justement ne s’y plie pas ou que cela provoque des catastrophes : l’abstraction reste plus forte que le réel qui la dément[8]. Chacun mettra alors le nom qu’il pressent sur cette idéologie destructrice : impérialisme, sionisme, folie religieuse.

Des projets qui animent cette société choisie ne reste en bas, ne reste ici bas, qu’ « un pays tout entier (…) dans un état misérable, avec des maisons en ruine et des gens sans pain ni vêtements[9]. » Au luxe de quelques uns, dominant de là haut, répond la misère générale : « Les gens dans la rue marchent vite, l’air farouche, le regard fixe, et sont généralement en haillons. (…) Je ne savais pas au monde de sol plus désastreusement cultivé, de maisons plus mal disposées et plus délabrées, ni de gens plus misérablement vêtus et nourris[10]. »

Mais, les révoltes grondent, que les maîtres de l’île volante, dans une gradation de destruction, ne laissent pas impunis : « Le premier [moyen]  (…) consiste à laisser l’île planer comme un milan au-dessus de la ville (…) il peut ainsi la priver de soleil et de pluie et condamner les habitants à la misère et à la maladie. Il peut même (…) accabler ceux-ci de grosses pierres dont il ne peuvent se défendre qu’en fuyant dans les caves où les grottes, mais laissant mettre en pièces les toits de leurs maisons.  Si la révolte fait long feu, ou si l’insurrection générale menace [l’île tombe verticalement] sur la tête des récalcitrants, et plus rien ne reste  ni des hommes ni des maisons[11]. »

On aura reconnu là ce qui accable depuis soixante-cinq ans la Palestine. Sauf que l’île, dès le départ, par la Nakba et la création de l’Etat d’Israël, est déjà tombée verticalement sur la tête des Palestiniens. Et l’île continue de planer, sur Gaza, sur la Cisjordanie et, comme celle du conte disposant du soleil et de la pluie, l’Etat d’Israël distribue à son gré la subsistance et le travail en maintenant, suivant son bon vouloir, les frontières ouvertes ou fermées.

Aujourd’hui, l’île lâche des pierres, dont ceux en dessous se défendent bien peu. Et les bombes fracassent les toits et fracassent les vies.

Gulliver, lors de la première apparition de Laputa, nous dit qu’elle est « une grande masse opaque [passant] entre [lui] et le soleil[12]. »

Laputa est le nom de l’ombre qui précède la mort.

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Erri De Luca s’est coulé dans l’hébreu, dans la langue de la Bible, comme Gérard Garouste. Aucun des deux n’est juif. Tous deux sont athées, ou du moins, ne croient pas aux révélations immanentes. Mais on peut apprendre une langue pour payer une dette qui ne sera jamais épuisée et simplement murmurer, à leur place maintenant, les prières de ceux qui s’assemblaient dans le ghetto de Lodz.

On apprend aussi pour trouver des mots qui disent plus. D’autres mots pour ânonner le réel infini, pour attraper le ciel de juin qui s’échappe et nous laisse là[13]. Pour chercher des mots sous les mots ; des mots et des histoires qui disent une chose et en racontent une autre[14].

Erri De Luca nous parle d’un Psaume, le cinquante et unième, et plus particulièrement de son seizième verset : « Délivrez moi, mon Dieu, vous qui êtes le Dieu et l’auteur de mon salut, et tout le sang que j’ai répandu ; et ma langue révèlera votre justice par des cantiques de joie[15]. »

Et ce verset, en entier, et le Psaume lui-même peut, par une traduction plus proche du texte biblique, se concentrer en un « terrible impératif à Dieu : Hazzilèni middammim, "libère moi des sangs"[16]. »

Il suffit de lire les trois premiers livres des Rois, de suivre Saül et David dans leurs guerres contre les Philistins, ces Palestiniens d’alors,  – cette longue suite de massacres de troupeaux, de femmes d’enfants de nourrissons – pour entrevoir les sangs que David confie à la justice de Dieu.

Pourtant, David n’a fait qu’obéir à Dieu, et le pardon, l’absolution qu’il lui demande, l’impératif qu’il exige n’est qu’une façon de demander à Dieu de se dédire. Et une volonté, celle de se reconnaître aussi coupable que Dieu, co-hauteur, avec Dieu, de l’étendue des massacres. David ne laisse à personne la responsabilités des meurtres, il les assume et ne peut que les assumer pour en demander le pardon. Il est bien l’assassin de ce Psaume des assassins. Un assassin, qui, par le pardon demandé, confine alors à la sainteté.

Mais, il n’y a pas de Dieu, ni de place pour s’y adresser. Et si – au-delà de la nécessaire justice des tribunaux et des cours internationales de justice – Erri De Luca croit en un espace pour la rédemption, c’est celui du face à face entre le bourreau et la victime, un face à face qui demeure toujours possible, que la victime soit morte ou rescapée : « Le monde est plein d’assassins, , verseurs des sangs d’autrui. Je souhaite à chacun d’entre eux, à chaque assassin, d’arriver à atteindre l’impératif de David. Hazzilèni middammim, qu’il paie ou non sa dette envers les hommes, c’est le vers seize du psaume cinquante et un qui est son but. Car il y a un moment où tout assassin sera de nouveau seul avec sa victime. Tout autour, il n’y aura ni guerre, ni haine pour le soutenir, le justifier, l’approuver. Il sera seul et, sans le vers de David, il ne sera rien[17]. »

Comme l’indique Jacques Derrida,  c’est le bourreau qui demande le pardon. Un pardon, alors, qui ne doit pas être, par sa demande même, par son insistance même, qui ne soit pas à nouveau une violence, une prise, une maîtrise de la victime[18].Car, c’est toujours la victime qui détient le pardon sans condition[19], – le pardon  d’un impardonnable, car le pardon du pardonnable ne signifie purement rien[20] – , la victime, ou à défaut Dieu lui-même, cette place vide, là pour le vide des victimes absentes[21].

Il y a aussi, me semble t-il, un droit pour tout assassin à rester, par le pardon demandé, un être humain et non un meurtrier réduit à son essence. Et, avec ses mains de guerrier, ses mains d’assassins, David s’adresse à Dieu, là comme ce qui échappe au droit, là pour ce que ne reconnaît pas le droit, là pour ce qui s’excède des lois et devient alors toute la justice quand le droit à revenir dans le cercle de l’humanité, malgré les sangs, est dénié et restera  dénié par le droit[22].

Je ne sais si, au delà, de l’urgence de l’arrêt de l’agression contre Gaza, et de la nécessité d’un Etat palestinien souverain,  cette rencontre entre Israéliens et Palestiniens se fera, « dans cette solitude à deux » de la scène de pardon[23], pour pardonner l’impardonnable.

Mais je ne doute pas qu’un jour, certains, apprendront l’arabe, simplement pour payer une dette jamais épuisée, et rencontrer une langue et se perdre dans le dédale des mots. Et redire les phrases du deuil qui se chuchotaient dans les ruines de Gaza.


[1] « 22-23 mai 1948 : le massacre de Tantoura, témoignages recueillis par Moustafa al-Walî », in, Revue d’études palestiniennes, N° 27/79, nouvelle série, printemps 2001 p. 14.

[2] Elias Sanbar, Le bien des absents, Actes sud, 2001, p. 11.

[3] Nathalie Bontemps, « L’espace de vivre, parcours dans le recueil de Mahmoud Darwich, Plus rares sont les roses », in, Revue d’études palestiniennes, N° 91 nouvelle série, printemps 2004, p. 70-71. Extrait du poème : « La terre nous est étroite ».

[4] Nathalie Bontemps, op. cit., p. 74. Extrait du poème : « Ils m’aiment morts ».

[5] Nathalie Bontemps, op. cit., p. 73. Extrait du poème : « Et nous nous aimons la vie ».

[6] Taoufik Grira, « Al-Jidâr (le mur) », in, Revue d’études palestiniennes, N° 91 nouvelle série, printemps 2004, p.85, 90.

[7] Pierre Grouix, « Le cassement du monde, pouvoir fractal de la guerre dans l’œuvre de Mahmoud Darwich », in, Revue d’études palestiniennes, N° 91 nouvelle série, printemps 2004, p. 83.

[8] Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, Gallimard, Folio, Paris, 1986, p. 205-206, 208-209

[9] Jonathan Swift, op. cit., p. 226.

[10] Jonathan Swift, op. cit., p. 223.

[11] Jonathan Swift, op. cit., p. 217.

[12] Jonathan Swift, op. cit., p. 201.

[13] Pierre Michon, Rimbaud le fils, Gallimard, Folio, Paris, 1993, p. 42.

[14] Gérard Garouste, Judith Perrignon, L’intranquille, autoprotrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou, Le livre de poche, Paris, 2013, p. 74.

[15] La Bible, traduction de Lemaître de Sacy, Robert Laffont, Bouquins, Paris 1994,p. 689.

[16] Erri De Luca, « Le Psaume des assassins », in, Première heure, Gallimard, Folio, 2012, p. 124.

[17] Erri de Luca, op. cit., p. 125.

[18] Jacques Derrida, Pardonner : l’impardonnable et l’imprescriptible, L’Herne, Carnets, Paris 2005, p. 10.

[19] Jacques Derrida, op. cit., p. 17-18,77-78.

[20] Jacques Derrida, op. cit., p. 31-32, 44, 84.

[21] Jacques Derrida, op. cit., p. 79.

[22] Sur le pardon comme étranger à tout espace juridique : Vladimir Jankélévitch, Le Pardon, Aubier, Paris, 1967, p. 165.

[23] Jacques Derrida, op. cit., p. 17-18.

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