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Billet de blog 11 novembre 2013

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11 novembre, plateau d’Asiago

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 « Soi-même comme un autre (…). Au « comme », nous voudrions attacher la signification forte, non pas seulement d’une comparaison – soi-même semblable à un autre - , mais bien d’une implication : soi-même en tant que… autre. »

Paul Ricœur [1]

D’abord, de sombres cyprès, grands, presque noirs. Et puis le vent et la nuit.

Ceux qui vivent sur le plateau se sont toujours affirmés comme Cimbres, descendants de ces tribus nomades massacrées par Caius Marius en 101 avant notre ère. C'est là une identité mythique, une façon de se dire, et par là de signifier que l’on n’est ni Italien, ni Autrichien. Que l’on est plus que cela. Ici, ce n'est pas seulement l'espace – des chemins de montagnes, des chemins cachés entre deux Etats -  qui a refusé d'être une frontière. Les habitants eux-mêmes se sont installés dans l'ouvert.

C'est à une approche de ces identités plurielles que nous convie Mario Rigoni Stern dans Histoire de Tönle [2].

Tönle naît au milieu du XIXe, en ce siècle qui engendra les nationalismes. Le plateau est alors une frontières mouvante, d'abord terre de l'Empire Austro-Hongrois, il finit par devenir, en 1866, un territoire de l'Italie naissante. Et la vie d'un homme peut alors se confondre avec une double incorporation : ceux qui auront vu le plateau changer de maître auront été appelés, en l'espace de quelques années, à servir dans les deux armées nationales. Dans le corps armé de la nation ils auront été certifiés Autrichiens puis avec le même sérieux – parce qu'avec la même méfiance – certifiés Italiens.

Et cette zone frontière reste du registre du double. Pour les Etats elle est un champ de manœuvre militaire, un balcon pour surveiller l'ennemi, un territoire qu'il faut quadriller, topographier, décorer de casernes, de drapeaux, de parades et d'uniformes, sur lequel il faut apposer une marque nationale; un espace peuplé de presque-citoyens dont la loyauté sera toujours à éprouver. Mais pour ces derniers justement cet entre-deux se dilate à l'infini en une zone de sociabilité qui se joue des barrières étatiques. Car pour eux, la frontière qui passe, invisible entre deux rochers, entre deux sentes de transhumance est peut-être traçable sur la carte, mais elle n'existe pas dans leur territoire intime du plateau. Et de cette frontière ils se jouent, comme ils se jouent des douaniers.

Il n'y a pas d'autre coté, mais le sentier, qui descend dans une vallée voisine, puis de là vers Vienne, Prague ou Budapest. Le plateau est pauvre et ce n'est pas en Italie que l'on gagne l'argent pour nourrir sa famille.

Celui qui descend se démarque et laisse de coté les signatures qui le donnent comme Italien. Il se fait métis en une langue plurielle. Non qu'il ne dispose d'une langue maternelle – le cimbre de l'entre-soi, parlé jusqu'en bas des montagnes – mais parce qu'il a fini par habiter toutes les langues dont il use à chaque rencontre : l'allemand, le hongrois, le tchèque...

Ce sont les langues de l'Empire, celles des bons salaires et des savoirs appris : le nom de certaines fleurs qui ne se disent qu'en thèque parce que l'on fût jardinier au Hradschin, ceux des serres-boulons pour verrouiller les rails qui ne se prononcent qu’en allemand. Et ainsi de la mémoire, qui en une joyeuse confusion, suit la trace des chevaux hongrois, les souvenirs de la mort de Rodolphe de Habsbourg et les créneaux du château de Prague.

Le langage que parle Tönle est celui des passages, une langue qui peut-être n'en est aucune, parce qu'elle est celle de toutes les langues qui se rencontrent à la frontière. Celles des hôtes dont on a appris les mots tandis qu'ils apprenaient les vôtres. Le soir, à la lanterne de la table amie, Tönle a fini par se dévisager dans le langage de l'autre.

Et ceux qui construisent le chemin de fer autrichien, au milieu de dix autres nationalités, savent que les prolétaires de tous les pays peuvent se parler, travailler ensemble et s'unir parfois. Alors si Tönle est socialiste c’est qu’avant d'être un espoir le socialisme est une langue, la première à poser, sur leur monde de migrants, des mots qu'ils comprennent.

La vie, le partage, l’estime de soi ne se disent pas qu’en italien.

Tönle vieillit et la frontière, peu à peu se pétrifie. Ses fils ne partiront pas vers ce qui devient l'autre coté mais trouvent de l'embauche à la construction des fortifications et casernes souterraines qui commencent de creuser la roche. Ils participent à la glacis-fication de la frontière Italienne. Et ainsi font ceux d'en face, les fils de ces familles qui firent accueil et que l’on incorpore dans les bataillons frontaliers de Standschutzen. Il est difficile d'échapper à l'Etat quand il vous interpelle en sujet.

Il y a maintenant quelque risque à faire résonner des mots cimbres. Car les officiers italiens qui s'installent vous interrogent : quelle est cette langue incompréhensible ? Serait-ce celle des espions ?

Violence des langues-maître, de cet allemand de Vienne, de cet italien de Rome, qui chacune de leur coté ne peuvent accepter ces parlés tyroliens et cimbres, ces langages entrelacés de germain et de roman, patois bâtards, ni d’ici, ni de là-bas, comme cette zone frontière, si peu fixe, si peu claire  et qui s’étire dans l’espace jusqu’au bout de ces dialectes mêlés. La frontière est à la fois le lieu de la communication et de l’incommunicabilité. Car la frontière entre les paroles ne passe pas entre l’Italie et l’Empire, mais à l’intérieur même des deux Etats : c’est avec l’hôte d’en face que l’on partage sa langue, pas avec le maître dans sa capitale.

Mai 1915, l’Italie entre en guerre. La frontière du plateau se ferme et les villages sont évacués.

Cet état de guerre fait jouer à la frontière son véritable rôle, celui d’une clôture conférant à ceux qu’elle enferme l’identité primaire de l’italianité. Non que cette dernière soit première, mais parce qu’elle prime sur toutes les autres – maintenant suspectes.  Une italianité qui dénie que l’on puisse être à la fois cimbre-berger-italien-magyarophone-père-socialiste-cheminôt-germanophone-jardinier-mari…Collection non ordonnée, absolument réversible et changeante.

Que le tissu subtil de son identité plurielle se déchire, que les autres en lui soient reniés, que la frontière devienne ce mur de canons et d’uniformes, c’est tout cela que Tönle refuse. Parce que l’espace de son monde n’a jamais coïncidé avec les bornes de l’Etat italien.

Alors il reste.

Il devient, dans le village déserté, le gardien des lieux, des morts, des biens laissés, d’une mémoire, d’un être au monde, projeté vers le monde. Portant le souci d’objets qui sont autant de parcelles de l’être frontalier : la montre allemande, celle des mineurs, achetée à Ulm et qui porte la devise des ouvriers socialistes pour les huit heures ; les images de colporteurs décorant les murs, qui ont traversé la Putza et les Carpates mais qui viennent peut-être de Slovaquie ou de Gorizia.

Mai 1916, Les obus hachent la terre et les maisons de l’Asiago. Soldats Austro-hongrois et Italiens hantent ce no man’s land. Et Tönle est toujours là, suivant ses moutons, hantant les pâturages d’ici et d’en face. Tönle qui continue d’habiter toutes ses langues et chasse à coups de mots allemands les soldats italiens qui pillent les ruines des villages.

C’est que le plateau, même dévasté, reste ce qu’il a toujours été, un lieu des passages. Mais plus personne ne s’y rencontre.

Tönle n’est pas des leurs. Il n’a rien d’italien. Et les soldats du général Cadorna le regardent : que fait-il là ? Ceux-là, ceux de cette frontière, sont trop autonomes. Il n’a rien à faire là. Ils sont misérables. Et quelle est cette langue étrangère ? C’est un espion. Ceux d’ici sont des sympathisants de l’Autriche, ils ont trahi, ils ont permis l’invasion. Qu’il parte. Qu’il aille rejoindre les siens, en bas, les sauvages, qui croupissent dans la plaine et qu’on méprise.

Tönle n’est pas des leurs. Quel est ce grand-père ? Un italien qui parle notre allemand, et nos dialectes et le hongrois ? Un espion sans doute. Mais de quel camp ? Alors les soldats autrichiens le garderont pour l’emmener de l’autre coté, en bas. Pour l’interroger.

Et tout va  à la destruction. Tönle traverse la zone de combat. Là des italiens morts lors des dernières batailles, des ouvriers peut-être, tués pas ces soldats, croates, ouvriers, exténués. Et la montre allemande dans sa devise internationaliste, va à la boue elle aussi. Et là encore d’autres italiens, mais les autrichiens n’y sont pour rien, ceux-là ont été fusillés sur ordre de leur propre commandement. Et dans cette frontière qu’il parcourt pour la dernière fois, c’est toute la mémoire frontalière, l’hospitalité, le passage, l’ouvert, qui se met à crever.

Tönle est interrogé, puis déporté et interné dans un camp. On ne peut le libérer. Il a vu « l’arrière », et puis il est toujours-déjà suspect. Il a été soldat de l’armée impérial autrichienne, alors pourquoi est-il italien ? Il parle nos langues et la leur et même le croate et puis d’autres, comme un mélange. Il a toutes les identités. Il ne peut-être assigné, sauf comme traître de tous les Etats et de tous les langages.

On le libère, après des mois. Il est vieux. Pris en charge par la Croix Rouge, on le ramène, en Italie, pas chez lui, mais dans la plaine, en bas. On le perd dans une gare. C’est à un soldat qu’il parlera en dernier. En partageant un verre. Parce qu’ils se comprennent. C’est qu’ils sont tous deux bergers et trouvent les mots pour parler des moutons et des chiens. Les mots d’un italien qui n’est plus là, la langue des maîtres, mais celle du partage, une langue étrangère : le soldat est sarde, et comme Tönle, il vient des marges.

Alors, Tönle veut remonter sur le plateau et s’épuise le long de la pente.

Il meurt, contre un arbre, presque chez lui, pas chez lui. Comme s’il n’y avait plus d’endroit à rejoindre. Un être-dans-le-monde disparaît, celui d’une insertion métisse.

Il est le dernier Cimbre.

[1] Paul Ricoeur, Soi même comme une autre, Editions du Seuil, Points, essais, Paris, 1996, p. 14.

[2] Mario Rigoni Stern, Histoire de Tönle, Editions Verdier, Terra d'Altri, 2002.

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