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Billet de blog 25 novembre 2013

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Nostalgie de la lèpre

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« contre tout ce qui pèse valeur de lèpre

contre le sortilège mauvais

notre arme ne peut être

que le pieu flambé de midi

à crever

pour toute aire

l’épaisse prunelle du crime »

Aimé Césaire1

Pour Anne-Sophie Leclere, ex-candidate du Front National aux municipales de Rethel, pour Claudine Declerk, conseillère municipale UMP à Combs-la-ville, pour Minute, pour les protestataires de la Manif' pour tous – où les enfants singent les paroles et les gestes des adultes –, la chose est donc entendue : Christiane Taubira, mais plus largement les Français d'origine africaine vivent dans les arbres, sont des sortes de singes se nourrissant de bananes ; des singes un peu savants, car capables de dire « y a bon, y a pas bon », mais des singes quand-même, enfin des sortes d'animaux, pas comme nous.

Et pour combien encore, au Front National et à l’UMP ?

Pour qui encore parmi les catholiques homophobes jouissant déjà littéralement de leurs phantasmes zoophiles sur les homosexuels ?

On aura dit, avec justesse, que l'occurrence des propos racistes est proportionnelle à la dédiabolisation médiatique du Front National, que la dernière campagne électorale, de Nicolas Sarkozy, une campagne de complicité fasciste, aura encore fait progresser les idées de Marine Le Pen, que la continuité des politiques sécuritaires incarnées par Manuel Valls, les chiffres d'expulsions montés en performances ne peuvent qu'installer la méfiance et la haine comme un habitus, un consentement généralisé, contre tous ceux – qu'ils soient ou non citoyens français – maintenant catégorisés comme n'étant pas des français-de-souche, une expression qui commence de plus en plus à sonner comme un brevet d'aryanité.

 Il ne suffit peut-être plus de qualifier de tels discours comme racistes – ils le sont irrémédiablement. Mais de tenter de cerner de quel lieu, de quel espace, de quel arsenal rhétorique, bref de quel topos une telle parole nous parle et se parle. Alors, plus qu'un dispositif discursif réactionnaire, on pourra parler d'un procédé proprement réitératif.

L'espace d'où nous viennent ces paroles est celui de l'imaginaire colonial. Celui des affiches de la fin du XIXe siècle vantant le « chocolat Négrillon » ou le « Savon la Perdrix », la « Lessive de la Ménagère » si efficaces qu'ils « blanchiraient un nègre », le noir étant, comme chacun le sait, la couleur de la saleté. Et puis ces cirques ambulants, ces baraques de foire promettant des spectacles inédits, tel celui présentant Hai-Hadji, « l'homme des bois gymnaste », cette « curieuse progéniture d'une négresse de Bornéo et d'un représentant de l'espèce simiesque2 ».

Elle en est là Anne-Sophie Leclere, elle regarde Hai-Hadji, elle est restée là-bas. Il y a des siècles, avec les négriers et les colons. Dans un temps où le Noir n'est qu'une créature déjetée vers l'animalité. Où, sous les mains de Cuvier, sous le regard de Geoffroi Saint-Hilaire, le cadavre de Saartjie Baartman – la Vénus hottentote – ne livre que ce que les deux savants ont décidé d'y trouver. C'est qu'elle est précieuse la Vénus, pas tellement quand elle était en vie, non, elle est précieuse morte car sa dissection (on n'autopsie que les humains) donne le secret du chaînon manquant entre l'homme et le singe. Le Noir est proche de deux espèces d'orangs-outans d'Afrique et d'Océanie se persuade Geoffroy Saint-Hilaire3, tandis que le zoologiste Henri-Marie de Blainville, lui, demeure hésitant : le Noir est-il la dernière race humaine ou la première des singes4 ?

Le lieu d'où Anne-Sophie Leclere s'autorise de parler, le lieu où elle s'hallucine de corps ouverts, classés, gradués, où elle s'invente des espèces, c'est celui de la science raciste, celle que bricole Cuvier quand il rédige son rapport après avoir découpé le cadavre de Saartjie Baartman, notant « l'apparence brutale de sa figure », remarquant que, de son vivant, « ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de capricieux qui rappelaient ceux du singe : elle avait surtout une manière de faire saillir ses lèvres tout à fait pareille à ce que nous avons observé dans l'orang-outan5 ». Peut-être est-elle humaine, mais si peu : sa physionomie est répugnante, son oreille ressemble à celle des singes6, ses cheveux semblent de la laine7, ses fesses sont tout à fait celles des mandrills8, son museau est saillant et l'ensemble de son faciès vraiment simiesque9, les os du bassin sont identiques à ceux des femelles singes, elle est la démonstration que la race nègre porte tous les caractères de l'animalité10. « Aucune race de nègre ne peut donner naissance à la civilisation11».

Ils vivent dans les arbres nous dit Anne-Sophie Leclere.

Elle en est là, elle est en 1911 et acquiesce à l'article du New York Times qui expose le trouble de l'archéologue allemand Leo Frobenius devant les sculptures en bronze de la culture yoruba d'Ifé, au Nigeria. Ces œuvres si naturalistes, si grecques, ne peuvent être africaines. Ce buste, "dépourvu de tout caractère négroïde" est une trace de l'existence de l'Atlantide qui s'étendait là, près de l'équateur, au nord-ouest de l'Afrique. Il est le visage de Poséidon, fondu à l'époque de Solon et laissé là à la suite d'une attaque des Athéniens contre les Atlantes12... Une histoire de Blancs, contée par les Blancs. Il est vrai que les Africains ne sont pas assez entrés dans l'histoire...

Claudine Declerk, elle, comtemple les pavillons de l'exposition coloniale.

Puis plus loin encore, elle regarde les troupes défiler. Les Noirs, dans leurs uniformes de tirailleurs, sourient. Ils sont comme de grands enfants, leurs dents blanches brillent.

« Y a bon mourir pour la France Mam' Claudine ».

Ils sont la Force noire, telle que la constitue le Lieutenant-colonel Mangin. L'Empire est si grand, les noirs si nombreux. Quelle armée ce serait ! Une France imbattable. Et l’ouvrage que nous livre Mangin est plein de statistiques merveilleuses de ce que les possessions françaises pourraient produire : des milliers ici, des milliers là, tous prêts à la guerre. Il ne suffit pas d'exploiter les richesses, il faut aussi cultiver les hommes, leur apprendre l'essentiel, à bien marcher, à bien mourir. Juste une question de « réflexes [qui sont] très faciles à dresser chez les primitifs13 », ces « primitifs pour lesquels la vie compte si peu et dont le jeune sang bouillonne avec tant d'ardeur et comme avide de se répandre14 ».

Claudine Declerk regarde les Africains, réduits à des passions simples, à la mécanique du dressage, renvoyés à la sphère de la pure sensation – la force physique, la sauvagerie guerrière. L'Empire est admirable, il a fait œuvre de civilisation, c'est pour cela qu'ils meurent pour nous. On les a vêtus de beaux uniformes, ils sont biens nourris et boivent du Banania, ils sont nos Noirs, ils sont contents, ils sourient, on voit leurs dents.

Ils sont un peu plus que des chiens, ils parlent un peu : « Y a bon ».

C'est que les instructeurs militaires, qui ne s’adressent à eux ni en français, ni dans leurs langues leur ont inventé un langage spécial15, le petit nègre – qui n’est en fait que le sabir grotesque du commandement –, juste de quoi obéir aux ordres, de quoi bien crever à la demande.

Il y a même un manuel :

« le bon tirailleur obéit toujours se dira :

Tirailleur y en a bon, lui toujours obéir ;

le mauvais tirailleur désobéit se dira :

Tirailleur y en a pas bon, lui pas obéir.

b) adjectifs démonstratifs.

Ce, ces, cette, etc., se traduiront uniformément par : ça ou y en a là.

Exemple : ça tirailleur ou tirailleur y en a là16. »

(…)

Exécution du feu se dira : Comment y a besoin faire attaque fusil.

Le feu est exécuté au commandement du chef sur un point nettement désigné se dira :

Tirailleur y en a tiré ça place chef y en a faire mirer lui bien bien17. »

C'était la civilisation coloniale. L'invention peut-être inédite d'un langage pour les subalternes, pour les sujets. Un acheminement vers le minimum de la parole.

Claudine Declerk rit. Elle écoute les tirailleurs et elle rit, ça la fait rire comme font rire les perroquets. C'est le rire du colonisateur.

Anne-Sophie Leclere, Claudine Declerk sont restées là-bas, dans le passé, et ce là bas est ici. Ce passé est leur contemporain et s’impose dans le présent de leur parole. Ce passé n'est pour elles pas passé. Et ce passé qui est là ne peut l'être qu'en tant que présent18. Elles sont là, mais nous ne sommes pas présents avec elles dans le même temps présent. Nous sommes certainement à coté d'elles, mais nous n'habitons pas la même temporalité. Elles sont, à nous, non-contemporaines, nous sommes, à elles, non-contemporains. Elles illustrent l'ungleichzeitigkeit, la non-contemporanéité développée par Ernst Bloch dans Héritage de ce temps, écrit pendant la montée du nazisme. 19.

Comme Ernst Bloch pouvait qualifier les nazis de « Saxons sans forêts »20, elles sont des colons sans Empire, perdues dans l'aujourd'hui d'une nostalgie assassine, revancharde, non digérée et d'autant présente. Et, cette nostalgie fonde leur identité, leurs actions, leurs paroles, leur inscription dans le monde, leurs attentes meurtrières. Cette temporalité archaïque est vécue dans notre présent immédiat où, pour elles, il n'y a pas d'espèce humaine, mais des races et des Nègres.

Leur présence au monde est saturée d'un passé colonial toujours-déjà-là, un présent proprement anachronique où la décolonisation, la guerre d'Algérie, le tirailleur Banania, l'immigration, se superposent en autant d'objets à hériter, sans aucune interrogation sur le légataire. Leur mémoire encombrée n'oublie rien et ne sait rien du deuil qui permet l'événement historique.

De l'Histoire, elle ne savent que le ressassement, tel Nicolas Sarkozy, tel Henri Guaino qui ne pouvant raturer l'épaisseur historique tentent de la réitérer à défaut de pouvoir y régresser, tentent de la muséaliser, de l'arrêter à défaut d’empêcher sa marche.

Et à déclouer les portes du temps elles n'ont trouvé qu'une boîte à outils, un coffre à idées ramenant au présent les races inventées, les identités mystifiées, les mythes de la domination blanche occidentale. Et, ces éclats du passé elles les traînent jusqu'à nous, les installent au présent comme autant d'instruments de violence, de dés-émancipation, d'exclusion et de haine.

Si l'histoire n'est que l'épaisseur de réels hétérogènes et de temporalités qui s'excluent, c'est dans l’à-présent qu’il faut déraciner le colonialisme, le fascisme et le racisme pour pouvoir les raccompagner dans l’oubli du temps.

Dans Le rire, Henri Bergson nous rappelle que le rire est toujours celui d'un groupe. Que le rire cache une arrière pensée d'entente et de complicités avec d'autres rieurs, réels ou imaginaires21.

Christiane Taubira regrettait que de « belles et grandes voix » ne se soient pas élevées.

Elle se trompe. Il y en a des millions.

Celles qui n'ont pas ri.


1 Aimé Césaire, « Indivisible », in, Ferrements et autres poèmes, Editions du Seuil, Points Poésie, Paris 2008, p. 83.

2 Sous la direction de Georges Letissier et Michel Prum, L’héritage de Charles Darwin dans les cultures européennes, l’Harmattan, 2011, p. 168.

3 François-Xavier Fauvelle-Aymar, L'invention du Hottentot, histoire du regard occidental sur les Khoisan (XVe-XIXe siècle), Publications de la Sorbonne, Paris, 2002, p. 326.

4 id. ibid. p. 325.

5 Georges Cuvier, « Extrait d'observations faites sur le cadavre d'une femme connue à Paris et à Londres sous le nom de Venus hottentote », in Mémoires du Muséum d'histoire naturelle, 3, 1817, p. 263.

6 id. ibid. p. 264.

7 id. ibid. p. 265.

8 id. ibid. p. 268.

9 id. ibid. p. 271.

10 id. ibid. p. 269.

11 id. ibid. p. 273.

12 Stefan Eisenhofer, Art africain, Taschen, 2010, p. 9-10, 46 ; « Atlantis in Africa, Leo Frobenius says find of Bronze Poseidon fixes Lost Continent place », in The New-York Times, 30 janvier 1911. Ces sculptures sont celles du souverain divin d’Ifé, l’Oni. Elles n’apparaissaient que très rarement en public, notamment lors des funérailles où elles représentaient le roi défunt.

13 Lieutenant-colonel Mangin, La force noire, Librairie Hachette et compagnie, Paris, 1910, p. 236.

14 id. ibid. p. 258.

15 Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais, Imprimerie-librairie militaire universelle, Paris, 1916, p . 5.

16 id. ibid. p. 9.

17 id. ibid. p. 25.

18 Saint-Augustin, Les confessions, Livre XI, chapitre 18, 23.

19 Ernst Bloch, Héritage de ce temps, Paris Payot, 1978. Sur l'ungleichzeitigkeit, voir la section "La non-contemporanéité et le devoir de la rendre dialectique", p. 95-152.

20 Id. ibid., p. 43-46.

21 Henri Bergson, Le rire, Paris, Alcan, 1924, p. 11.

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