Ce n’est pas Westerbork, ni le camp de Malines où il transitera du 20 juin au 31 juillet 1944, avant son arrivée à Auschwitz, le 2 août.
Mais Bruxelles est déjà une prison, une nasse aux murs trop nus, trop hauts, où les fils électriques s'emmêlent en barbelés. Et puis des rues comme infiniment barrées, en labyrinthe, menant inexorablement à la mort. Les fenêtres qui ouvrent vers la vie sont toujours au-delà, hors d’atteinte, comme vues d’une cave, au ras du soupirail. C’est déjà une cellule.
Avec sa femme, Felka Platek, Félix Nussbaum se déplace maintenant de planque en planque. Bouger, le plus possible, pour éviter les dénonciations, parce qu’il y a toujours quelqu’un pour vous donner. Et c’est bien comme cela que ça se finira : un mouchard qui moucharde le Juif.
1943, c’est déjà dix ans d’errance[1]. L’impossibilité de revenir en Allemagne. Puis l’Italie, puis Ostende en février 1935, Bruxelles en septembre 1937. La France aussi, avec ses camps pour Espagnols républicains ou Allemands antinazis, tous parias d’une défaite, internés à Saint-Cyprien, au Vernet ou aux Milles. Et le retour en Belgique. La guerre et les nazis qui le rattrapent. La longue théorie des Judenverordnung, la première du 22 octobre 1940, définissant « la notion de Juif », la seconde interdisant toute une série de métiers, la cinquième les assignant à résidence dans certaines villes et leur imposant un couvre-feu spécifique, la dixième, la onzième, et c’est toujours pire. La douzième du 27 mai 1942, instaurant le port de l’étoile jaune, entrant en vigueur le 7 juin. Dix-huit en tout, et les rafles, à Anvers, Bruxelles, puis le camp de transit de Malines, puis les trains[2].
De sa vie de jeune juive portant l'étoile à Vienne, Ruth Klüger dit qu'elle s'appauvrit et se rétrécit[3]. Cette vie, Nussbaum nous la donne à voir : un arbre sectionné de tout ce qu'il projetait vers le monde et les lendemains, une existence qui n'est qu'amputation, une existence réduite au sursis de l'attente.
Pas que cela pourtant. Même contrainte, même tailladée, ça refleurit la vie, fragilement, comme cachée, comme en cachette. C'est ce petit bout de ciel bleu bouffé par les nuées qui sont des nuages sombres mais sortent en fumées d'incendies, quadrillées par ces corbeaux volant depuis les ultimes champs de blé de Van Gogh, griffant le ciel comme des escadrilles.
Je ne sais s'il s'agit d'espoir. Si dans cette toile peinte durant l'année 1943 la défaite allemande de Stalingrad apparaît là en ces fleurs blanches récemment écloses. Je ne suis pas si sûr que Nussbaum ait pu espérer de si loin l'horizon du nazisme vaincu. Non, tous y passent. Tous sont marqués pour n’en pas réchapper. C’est la mort qui triomphe. C’est bien ce qu’il peint en dernier, la dernière œuvre, la dernière date au dos de la toile le 18 avril 1944 : des squelettes qui mènent la danse de la mort et de la destruction[4].
Alors, ce fragile rameau qui s’échappe du tronc empêché, cette clarté du ciel cerné de noir c’est tout simplement ce que la vie est devenue, en des mots, qu’à Paris, trace Hélène Berr :
« une espèce de resserrement de la beauté au cœur de la laideur[5] ».
Lundi 8 juin 1942. Hélène Berr sort pour la première fois avec son étoile. Elle rejoint la gare Saint-Lazare et prend le train pour Aubergenville[6].
Marquer celui-là ou celle-ci, c'est l'épingler dans une essence, opérer un forçage dans cette pluralité d'identités qu'il tente d'unifier. Félix Nussbaum n'est pas plus Juif qu'Allemand, ancré dans une judaïté qui apparaît dans ses oeuvres tout en étant, tout aussi solidement, né à Osnabrück citoyen de langue et de culture allemande. Mais fils aussi, de Philipp et de Rahel Van Dyk, mais mari de Felka. Un peintre aussi que l'on range – si facilement – dans la boite de la Neue sachlichkeit, mais si proche de James Ensor et de Giorgio de Chirico[7]. Et l'on pourrait dérouler encore toutes les appartenances où chacune s'adjoindrait d'un « mais », qui ne serait pas là le signe d'une opposition mais du tissage complexe et fragile, parfois conflictuel, des fils partagés d'une vie, de plus d'une vie, de celle à laquelle on s'essaie et de celles dont on hérite.
Chacun, d'être « plusieurs en un », en est là. Et, cette multiplicité d'appartenances, d'identités, que l'on appellera – pour suivre Etienne Balibar[8] – identités primaires, l'Etat moderne a tenté de les subsumer sous (dessous ? Subordonnées à ? À coté ? Constitutives de ?) une identité secondaire, celle de la nation, celle de l'identité nationale.
On peut être Allemand et.
On a pu être Félix Nussbaum, Allemand, et.
Allemand et homme (ou femme), Allemand et social-démocrate, et brun.
Allemand et en prison quand l'on était pacifiste durant le déroulement du Premier conflit mondial. En prison et Allemand. En prison mais Allemand.
Allemand et Juif. Et, Félix Nussbaum a pu être Allemand, quand l'être était, justement, une conjonction.
C'est cet équilibre que les Lois de Nuremberg disjoignent à partir du 15 septembre 1935. Qu’elles furent ségrégatives, chacun le sait. Mais bien comme la conséquence d’un dispositif autour de la qualification de l’identité.
« Paragraphe. 4
1. Il est interdit aux Juifs de faire flotter un drapeau du Reich ou un drapeau National, ainsi que d'arborer les couleurs du Reich.
- Par contre, ils sont autorisés à arborer les couleurs juives. L'exercice de ce droit est protégé par l'Etat[9]. »
Il ne s’agit pas de protection. Il ne s’agit pas de protéger les « Juifs » dans la manifestation de leur « identité ».
Il s’agit d’agir mathématiquement. D’assimiler la nation allemande à l’univers du calcul. De poser une division qui ne tombera jamais juste, dans laquelle il y aura toujours un reste. Qui, même divisé à l’infini, demeurera pourtant infiniment là. Comme un déchet. Là, Inassimilable.
Derrière la petite comédie des drapeaux, il s’agit de poser que dans la presque infinie existence d’identités primaires, une, la juive, est incompatible avec l’expression de l’identité nationale secondaire. On ne peut être Juif et Allemand. On ne peut être que Juif, et cette identité là, loin d’être une identité de reconnaissance est bien une identité d’injonction, une identité d’obligation, une identité de commandement[10].
Et, plus que d’opérer un forçage à être, elle désigne chez celui-ci maintenant pointé, qu’il existe en lui une particularité le mettant ontologiquement au dehors, dans la marge, faisant qu’il ne peut plus coïncider avec la communauté.
Le judaïsme est ainsi le signe d’une identité qui ne coïncide plus, ne coïncide pas, ne saurait à jamais coïncider avec la germanité. Et quand la décision viendra d’étendre la législation antisémite à toute l’Europe occupée, de coudre des étoiles, de surcharger les cartes et les passeports de l’identité « Juif », cette identité se portera aux limites qu’ont toujours voulu lui donner les nazis : être « Juif » partout, en France, en Pologne, en Biélorussie, de la Belgique aux Pays-Bas, de la Croatie à la Slovaquie, signera l’existence d’une identité qui ne s'ajustera à aucune communauté nationale.
Etre Juif de cette identité là c’est ne plus coïncider avec l’humanité.
Le Juif est le lieu de l’inhumain et cette étoile portée, c’est déjà son anéantissement.
Lundi 8 juin 1942. Hélène Berr sort pour la première fois avec son étoile. Elle rejoint la gare Saint-Lazare et prend le train pour Aubergenville.
Lundi soir. Elle écrit sur les pages de son journal : « La majorité des gens ne regarde pas[11]. »
Ce refus de regarder, c'est le signe même de l'obscène. L'obscène, nous devons à Jean-Toussaint Desanti d'en avoir redressé le sens à propos d'un commentaire sur une oeuvre du peintre Dado.
C'est une expression du vocabulaire des Augures latins : est obscène ce que l'on ne peut que voir mais dont on détourne les yeux, le mauvais présage, le signe inquiétant, maudit. Il indique le lieu d'une possible horreur, d'une catastrophe à venir, il est un malaise du regard qui ne peut que se mettre à distance, s'absenter, refuser de franchir la frontière d'un pur effroi. Mais pourtant, ce refus est bien la marque que « l'obscène, du même mouvement, force le regard et le repousse[12]. »
L'étoile est obscène. Elle désigne le Juif et l'efface. Elle le désigne comme effacement.
Juif/Jood qui sature le passeport. Tamponné là comme une annulation. Un lieu de naissance gommé, évanoui. Et le mot « sans » désignant la nationalité, qui n’est pas que le déni de celle qui fut allemande, mais bien le refus de toutes. « Sans », un mot devenu l’espace d’une chasse à l’homme, le lieu vide d’une expulsion de l’humanité.
[1] Pour la biographie et l’œuvre de Felix Nussbaum, Laurence Sigal-Klagsbald, Inge Jaehner, Philippe Dagen, Felix Nussbaum, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Skira Flammarion, Paris 2010, p. 136-151.
[2] Maxime Steinberg, La persécution des Juifs en Belgique (1940-1945), Editions Complexe, Bruxelles, 2004, p. 307-310.
[3] Ruth Klüger, Refus de témoigner, Viviane Hamy, Paris 2010, p. 62.
[4] Il s’agit de l’huile sur toile Triomphe de la mort (les squelettes jouent une danse), in, Laurence Sigal-Klagsbald, Inge Jaehner, Philippe Dagen, Felix Nussbaum, op. cit., p. 132.
[5] Hélène Berr, Journal, Points Seuil, Paris, 2009, p. 65
[6] Hélène Berr, op. cit., p. 55-58.
[7] Laurence Sigal-Klagsbald, Inge Jaehner, Philippe Dagen, Felix Nussbaum, op. cit., pp. 24-27, 70-71, 81.
[8] Etienne Balibar, Nous citoyens d’Europe, les frontières, l’Etat, le peuple, Editions La Découverte, Paris, 2001, p. 50-56.
[9] http://www.cicad.ch/fr/educational-materials/lois-raciales-de-nuremberg-1935.html
[10] C’est par exemple ce qu’Edith Thomas ressent à la vue des premières étoiles, Edith Thomas, Pages de journal, 1939-1944, suivies de Journal intime de Monsieur Célestion Costedet, Editions Viviane Hamy, Paris, 1995, p. 179-180, entrée du 6 juin 1942, p.181-182, entrée du 24 juin 1942. Sur les identités forcées dns le cadre de l’Apartheid Sud-africain, comme exemple de comparaison : Immanuel Wallerstein, « La construction des peuples, racisme, nationalisme, ethnicité », in, Etienne Balibar, Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe, les identités ambiguës, La Découverte, 1997, p.95-116.
[11] Hélène Berr, op. cit., p. 57.