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Billet de blog 1 avril 2014

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Sous le regard de Felix Nussbaum II : visage

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Nussbaum me regarde. Et la proximité qui soudain s'installe ne vient pas qu'il me soit connu[1]. Ce n'est pas un nom inscrit là sur son passeport – où seuls les vides font signe vers son être propre – qui me donne à lui un accès.

Non, Nussbaum ne m'est pas connu. Il passe là dans la rue. Me croise et me regarde. Et cet instant furtif est celui de la rencontre de son visage.

Dans cette silhouette où une parcelle de l'identité intime est maintenant affichée comme une essence, cousue comme une dégradation, seul le visage porte un sens.

Parce qu'il est, comme le souligne Emmanuel Levinas, proprement incontenable[2]. Lui seul résiste à la prédation, à la prise de possession du corps, marqué comme une proie.

Le visage est irréductible à toute essence, à toute singularité d'une identité fixe.

Dans la nudité qu'a opéré le nazisme, dépouillant Nussbaum de sa nationalité, de sa citoyenneté, de la capacité à partager son art, biffant toutes les appartenances, de proximité, de voisinage, de profession, de sociabilité, c'est tout statut social, tout personnage qui disparaît.

Barbe de trois jours, imperméable froissé sur fond de mur sale, et d'identité salie,  tout ce visible, c'est celui que les nazis imposent, et dont ils veulent qu'il soit le visible d'une déchéance.

Pourtant, cet être du visible ne signifie rien, il n'est corrélatif d'aucun savoir sur celui qui, là, croise mon regard. Il n’y donne aucun accès, il n’en dit aucune vérité[3].

Seul le visage n’est pas affublé. Seul il conduit à ce qui n’est pas vu. Le visage est le de cet invisible. C’est par son visage que Nussbaum est. Non par ses vêtements, ni par son étoile ou son passeport.

Et ce visage qui passe n’est pas un visage que je contemple mais un auquel je réponds[4].

Ce que le nazisme met en face de moi, c’est autrui. La nudité de ce qu’est l’autrui et dont il me met en passe de faire l’épreuve. Non pas l’autrui d’une altérité relative – qui bien que n’étant pas moi reste pourtant, avec moi, enveloppé dans une essence humaine commune – mais l’Autre dont je sais que retiré de l’humanité il devient par là même le sujet de la tentation et de la tentative du meurtre[5].

Jozefow, Pologne, 11 juillet 1941. Après avoir raflé les 1800 Juifs de la localité, le 101e bataillon de réserve de la police les exécute. Un des membres du bataillon témoigne :

« Je me suis efforcé, et j’ai pu le faire, de tirer seulement sur les enfants. Il se trouve que les mères tenaient leurs enfants par la main. Alors mon voisin abattait la mère et moi l’enfant qui lui appartenait, car je me disais qu’après tout l’enfant ne pouvait pas survivre sans sa mère. C’était, pour ainsi dire, une manière d’apaiser ma conscience que de délivrer ces enfants incapables de vivre sans leur mère[6] ».

L'enfant Juif vivant n'est rien. Il n'est pas. Il n'est même pas une dépouille humaine. Il n'est qu'un objet de réification et sa mort infinie n'est là que pour permettre l'infinie bonne conscience du bourreau.

Non, « l’humanité », l'espèce humaine n’existe pas une fois pour toute. Elle n’a aucune solidité conceptuelle qui serait partagée et préalable.

« L’ "homme" – nous dit Jean-Luc Nancy à propos de l’œuvre de Robert Antelme – (ce qui fait son espèce, ce qui lui est spécial) n’est rien d’autre qu’une résistance absolue, inentamable, à l’anéantissement[7] ».

C’est bien d’anéantissement éthique dont nous parle Jean-Luc Nancy : ce ne sont pas les Juifs assassinés à Jozefow qui sont entrés dans le néant, mais leurs bourreaux.

L’éthique ne peut s’identifier que devant Autrui, elle ne peut s’adresser au Même. L’humanité n’existe que dans sa perpétuelle mise à l’épreuve devant Autrui.

Affecté à Gandersheim, un  kommando extérieur de Buchenwald, Robert Antelme est devenu, en usine, un esclave industriel :

« Le civil qui nous commande est un Rhénan (…).Un matin, il est venu vers nous dans la travée. Il nous a regardés travailler un moment, sans expression. Puis il s’est approché et il a dit d’une voix calme, assez nette :

- Langsam ! (lentement).

(…) On l’a regardé sans rien répondre, sans faire le moindre signe de connivence. Lui aussi nous a regardés, il n’a rien dit d’autre. Il n’a pas souri, pas fait un clin d’œil. Il est parti.

Langsam ! Ça suffisait bien. Ce qu’il venait de dire suffisait à l’envoyer dans un camp et à en faire un rayé comme nous[8] ».

Le Rhénan s’est fait responsable.

« Le lien avec autrui – écrit Emmanuel Levinas – ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci d’ailleurs, soit acceptée ou refusée, que l’on sache ou non comment l’assumer, que l’on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui. Dire : me voici. Faire quelque chose pour un autre. Donner. Etre esprit humain, c’est cela[9] (…). Je suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la vie. La réciproque c’est son affaire (…). Je suis responsable d’une responsabilité totale, qui répond de toutes les autres et de tout chez les autres, même de leur responsabilité. Le moi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres[10] ».

Le regard, le visage de Nussbaum m'ordonnent[11]. Non que ce visage me dise ou me demande quelque chose : c'est moi qui en face de lui, me met en sa disposition. Et je sais que ce qu’il m’ordonne ne tient pas au passé mais réclame de moi au présent et pour d’autres que lui.

Nussbaum est mort, mais son visage m'ordonne. D'au-delà de la mort, Nussbaum me regarde et les gestes qu'il esquisse me sont destinés : il soulève le col de son imperméable pour que l'étoile qu'il montre à ma vue me soit entièrement visible. De même, il a sorti son passeport :

Nussbaum me regarde et je suis comme un flic.

Il s'avance vers moi et me montre ses papiers, son étoile. Oui, le « Juif Nussbaum » est recensé, la carte tamponnée, oui l'étoile est cousue à la bonne place, on peut l'apercevoir de loin.

Je suis là, flic, sous le regard de Nussbaum.

Nussbaum a choisi pour l'éternité de se représenter traqué dans un monde policier dont nous sommes les agents. Il passe sans fin au milieu de nous et au regard que nous lui adressons nous montre ses papiers : Nussbaum s'est peint tel que dans l'oeil d'un flic. C'est le face à face d'une infinie certification d'identité où, sans pitié, il nous dispose à la place maudite de celui qui scrute et qui classe, dans un monde qui n'est plus que celui du contrôle, de la délation, de la sélection, du tri, et de l'expulsion.

Et je suis maintenant captif sous ce regard, celui d'Autrui dont Sartre nous rappelle « [qu'il]  est d'abord pour moi l'être pour qui je suis objet, c'est à dire l'être par qui je gagne mon objectivité[12] ».

En me posant objectivement comme un flic, Nussbaum me dispose à une place dont j’ai à faire l’épreuve. Je pourrais dire « non ». Refuser cette confrontation, dire que je ne suis pas concerné, que tout cela ne me regarde pas. Et pourtant je demeure là, honteux.

« Cette image en effet – ajoute Sartre – serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l'agacement, de la colère en face d'elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d'expression que je n'ai pas ; mais je ne saurais être atteint jusqu'aux moelles : la honte est par nature reconnaissante. Je reconnais que je suis comme autrui me voit[13] ».

Je ne peux m'en échapper : ce flic que Nussbaum voit, c'est bien moi. Je peux quitter le tableau, y revenir, fermer les yeux, cela n'y change rien. Je suis toujours à la place qui m'a été destinée, sans échappatoire possible, car ma honte est celle d'une possibilité.

La responsabilité que je dois à Nussbaum est bien celle d'assumer ce possible, d'être, par autrui, mis à l'épreuve de ce possible : est-ce que dans ce temps qui est maintenant le mien et que Nussbaum continue de hanter, est-ce que je les regarde comme des flics ?

Celui-ci dont on dit qu'il est Rom ? « Rom, », ce mot dont on a fait un signe, affublant celui qui passe, l'épinglant d'un mot comme on épinglait d'une étoile.

Celle-ci qui passe devant moi, voilée, vais-je en rester à la surface du tissu ? A la surface du visible ? De ce voile qui cache sa face, mais ne peut me cacher ni son regard, ni son visage ?

« Rom », « voilée », « musulman », cette petite particularité dont on nous fait comprendre qu'elle ne fera jamais communauté, qu'elle ne coïncidera jamais avec l'identité de ceux d'ici.

Cette petite particularité dont on les somme de s'affubler et qui occupe tout l'oeil du flic[14].

Ici aussi se fabrique Autrui[15], et son visage me regarde. Cet Autrui qui, en tant que tel mis à distance, se pose dans une altérité qui ne me regarde pas. Et par ce regard auquel je réponds, je deviens responsable. Responsable de ce qui ne me regarde pas, de celui-là qui ne m’est rien, qui par cet éloignement à l’infini – que je rejoins par ma responsabilité – devient avec moi toute l’humanité.


[1] Emmanuel Levinas, Ethique et infini, dialogues avec Philippe Nemo, Fayard, Paris, 1982, p. 103.

[2] Id. ibid., p. 91.

[3] Id. ibid., p. 91.

[4] iId. Ibid., p. 92-93.

[5] Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Le livre de poche, biblio essais, Paris 2012, p. 211-212.

[6] Christopher Browning, Des hommes ordinaires, le101e bataillon de réserve de police allemande et la solution finale en Pologne, Texto, Paris, 2007, p. 127.

[7] Jean-Luc Nancy, « Les deux phrases de Robert Antelme », in, Robert Antelme, Textes inédits sur L’espèce humaine, Essais et témoignages, NRF, Gallimard, Paris 2006, p. 140.

[8] Robert Antelme, L’espèce humaine, Tel, Gallimard, Paris 1997, p. 59.

[9] Emmanuel Levinas, Ethique et infini, op. cit., p. 104.

[10] Id. ibid., p. 105.

[11] Id. Ibid, p. 104.

[12] Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Gallimard, Tel, 1976, p. 259-260.

[13] Id. ibid., p. 309-310.

[14] Sur le fait que des identités puissent être, à la fois, revendiquées et forcées, produites et barrées, puissent fonctionner comme une affirmation et un emprisonnement, comme une injonction à se reconnaître, voir les pages décisives de Mathieu Potte-Bonneville, Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, PUF, Paris, 2004, p. 178-193.

[15] Ainsi, comme le montre certaines paroles collectés par le rapport du CNCDH, le Rom n'est pas humain : "Je ne suis pas raciste, mais je ne veux plus voir les Roms. C'est de la vermine. Ils volent les sacs à main. Ils agressent les vieilles dames. Ils maltraitent leurs chiens. Je donne à manger à leurs chiens, pas aux Roms". (témoignagne d'une femme de 57 ans secrétaire, catholique non pratiquante, votant PS, résidante à Paris) ; "Il y avait un camp de Roms dans le 8e arrondissenment de Marseille. Moi je considère que ces gens-là ne sont pas des êtres humains. On peut avoir des soucis et être dans le besoin tout en vivant dignement. Ces gens-là ne vivent pas dignement". (témoignage d'un homme de 65 ans, retraité, sans religion, votant FN, résidant à Marseille). Rapport de la commission nationale consultative des droits de l'homme, La lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie, année 2013, édition La Documentation française, Paris 2014, p. 205. http://fr.scribd.com/doc/215668601/CNCDH-Racisme-2013-Basse-Def-1

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