Pour bien comprendre, il faut expliquer ce qu'est un supercalculateur, et quels enjeux sont derrière. Un supercalculateur, c'est une machine qui calcule vite, plus vite que les autres, définition qui a évidemment beaucoup évoluée au cours du temps; ainsi un supercalculateur des années quatre-vingt calculait environ 100 fois plus lentement que la machine sur laquelle je tape ce texte. Pour simplifier, on mesure ça en flops (floating points operations by seconds), qui est le nombre d'additions, de multiplications etc. que la machine peut effectuer par seconde. Une machine Cray du début des années 80 atteignait la vitesse de 200 mégaflops, mais votre machine possède sûrement 2 cœurs capables chacun d'effectuer 10 milliards d'opérations par seconde (10 Gigaflops).
Il y a des limites technologiques qui font que la seule manière d'aller plus vite consiste à faire travailler des processeurs en parallèle. Votre machine de bureau a donc typiquement 2 ou 4 cœurs, c'est à dire que la puce/processeur est en fait formée de 2 ou 4 processeurs. Pour 3000 euros, vous pouvez acheter une machine munie de 2 processeurs de 10 cœurs chacun, soit une puissance (un peu théorique) de 200 Gigaflops. Pour aller au delà, on réunit de telles machines par un réseau le plus rapide possible. Il faut ensuite être capable de calculer en parallèle, pour être capable d'additioner au sein d'un même calcul les puissances de tous les processeurs, ce qui est une autre histoire.
Avant juin 2016, et à l'exception notable de quelques machines fabriquées par IBM, tous les processeurs des supercalculateurs étaient fabriqués par INTEL, et n'étaient pas spécialisés dans le calcul: ce sont quasiment les mêmes processeurs, de votre machine au supercalculateur.
Ceci a quelques avantages: si vous disposez disons de 50 000 euros, vous pouvez construire dans votre garage une machine dont la puissance sera d'environ 2 Teraflops (2000 Gigaflops, 2000 milliards d'opérations par seconde). Toutes les pièces sont disponibles à la vente. Prévoyez une bonne climatisation, ça chauffe ! et peut-être aussi un bon abonnement EDF. Avec ça vous pourrez vous attaquer a quelques beaux problèmes industriels et scientifiques, mais vous ne jouerez pas dans la cour des grands.
Il y a 15 ans, les plus puissants supercalculateurs permettaient d'atteindre la vitesse de un Teraflops (1012= 1000 milliards d'opérations par seconde), il y a 5 ans on atteignait le Petaflops (1015= 1 million de milliards d'opérations/seconde), et le but est de gagner un facteur 1000 dans les années à venir, pour atteindre l'Hexaflops (1018 opérations/seconde): c'est ça cour des grands.
Pourquoi faire? A quoi ça sert ? Les enjeux sont sociaux, industriels, scientifiques (et bien sûr militaires). Un calculateur sert -- entre autres -- à simuler des phénomènes, préalablement modélisés mathématiquement et réduits à quelque chose de calculable, c'est à dire finalement à des additions, des multiplications etc... Prenons l'exemple de la prévision météorologique: la modélisation associée au calcul est un des facteurs qui a permis une énorme amélioration des prévisions. Tout est problème d'échelles: si on veut être plus précis, il faut décrire des échelles plus fines (décrire ce qui se passe à l'échelle de quelques mètres pour prévoir l'intensité des pluies, les orages) ; il faut aussi rendre les modèles plus complexes pour mieux décrire la physique des phénomènes. Cela nécessite des ordinateurs toujours plus puissant, même s'il faut utiliser d'autres leviers tout aussi forts (mathématiques et informatiques) pour progresser.
Tous les problèmes industriels sont concernés: de la combustion dans un moteur ou dans un réacteur à la fusion nucléaire dans les tokamaks, l'aérodynamisme des avions et des voitures en passant par la conception des pneus et le comportement des médicaments; dans tous les cas il faut calculer plus finement pour mieux approcher la réalité et améliorer les prédictions. Certains calculs sont inenvisageables actuellement, mais le deviendront à l'avenir. Plus précisément, on calcule quand on ne peut pas faire d'expérience (parce que les phénomènes sont trop rapides ou trop lents, trop lointains, ou que les expériences sont trop coûteuses).
Bien sûr le calcul est un outil de recherche omniprésent. Et les calculateurs vont servir dans des domaines de plus en plus nombreux, de l'intelligence artificielle au traitement de grandes masses de données. Equiper votre voiture d'intelligence artificielle pour aider à la conduite demandera de beaucoup calculer: probablement la puissance d'un supercalculateur d'il y a 5 ou 10 ans.
On comprend donc qu'il y a un problème d'indépendance nationale avec son ombre: un problème de suprématie, pour ne pas dire d'impérialisme là derrière. Comme les parties les plus stratégiques des (super-)ordinateurs (les processeurs, le matériel réseau etc) sont conçues aux Etats-Unis, vendues par les Etats-Unis, ceux-ci verrouillent une position particulièrement dominante. Les Chinois ont commencé à apparaître dans le monde des supercalculateurs il y a 10 ans environ, jusqu'à construire TianHe-2, le plus puissant calculateur au monde avant juin 2016. Cela agaçait bien les américains, mais bon, après tout, TianHe-2 a été construit avec des processeurs Intel: donc finalement ces Chinois ne sont que des assembleurs, on sait bien que c'est l'usine du monde etc... bref, le bon mépris raciste et paternaliste habituel.
Mais quand même à Washington, on s'est inquiété, et on a interdit la vente des derniers processeurs Intel aux Chinois. C'était oublier que la construction de processeurs était une priorité nationale chinoise; et là-bas on ne rigole pas avec les priorités nationales.
Donc TaihuLight est construit avec des processeurs Chinois. Et c'est le plus rapide des supercalculateurs: environ 93 Petaflops (9,3x 10 puissance 16 opérations par seconde, c'est 5 fois plus que la machine américaine la plus puissante), avec ses 10.649.600 cœurs (oui, plus de dix millions de cœurs). Là, on sent comme un effroi du coté Américain. Plus encore: l'architecture du processeur Chinois est très originale, inventive et dédiée au calcul. En matière de processeurs, l'architecture est fondamentale. Le mastodonte Intel a les pieds englués dans des problèmes de compatibilité avec le passé et n'arrive plus à sortir d'une ligne de produits commencée il y a bientôt 30 ans. Le mastodonte a tué toute concurrence: n'aura-t-il pas rapidement quelques problèmes ?
Et moi, et moi, et nous, et nous ?
Ne pourrions-nous pas, nous aussi (nous = la France, l'Europe) fabriquer ce genre de machine ? Les supercalculateurs européens reposent tous sur des processeurs Intel.
Il faut des ressources industrielles: on se rappellera alors du bon Mr. Juppé pour qui Thompson valait 1 franc.
Il faut une recherche industrielle, des chercheurs et des ingénieurs, et surtout un projet.
Il est vrai que pour la recherche industrielle nous avons le Crédit Impôt Recherche ! Ah, mais! Quelle misère...
Le mot Projet Industriel avec ce qu'il comporte en termes de montages et de stratégie est évidemment incompatible avec le capitalisme libéral: la fondation d'Airbus, c'était il y a bien longtemps !
Et puis bon, si vous évoquez cette histoire de processeur avec des gens d'en haut, vous verrez leur réaction: comment ? indépendance nationale ? mais enfin... les américains sont forcément bons, ne veulent que notre bonheur, et puis, c'est la mondialisation, on n'y peut rien.
Il faut aussi former des scientifiques et des ingénieurs: on se souviendra alors que les horaires dévolus aux sciences ont diminué de 30% dans les Lycées français, tandis que les lycéens chinois (et asiatiques en général) sont au meilleur niveau.
Mais finalement, au moins pour les plus vieux, ça ne vous rappelle rien ? Le Plan Calcul
initié sous De Gaulle en 1965 et littéralement assassiné par Giscard d'Estaing dès son arrivée au pouvoir.
L'autruche.
Dans un hebdo français, on lisait la semaine dernière un interview d'un spécialiste au sujet de cette machine chinoise. Première surprise, il n'y avait pas d'erreur dans l'article qui faisait au moins 10 lignes 😕. Le spécialiste nous rassurait en expliquant que oui, ok, ils ont les machines, mais pas les scientifiques pour s'en servir. Pfff, ces jaunes... Bon, c'est vrai que chez nous on manque de spécialistes du calcul, mais on est quand même meilleurs !
Allez, écoutez donc Dutronc...
Références:
- Le site du Top500, les 500 machines les plus puissantes (fréquemment mis à jour).
- Analyse: "China Races Ahead in TOP500 Supercomputer List, ending US Supremacy".
- La description (technique) de la machine, par Jack Dongarra, connaisseur incontestable du monde du calcul.
- Une conférence (vidéo + slides) de Jack Dongarra à Lyon.
Les noms:
- TianHe (天河) Tian : le ciel, He : le fleuve => la voie lactée.
- 太湖 : TaiHu (le plus grand lac), nom du lac au bord duquel est situé la ville de Wuxi, où est installée la machine.