1983-2023
Jeunes/police : les leçons de la Marche pour l’égalité
On peut commémorer les 40 ans de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, la larme à l’œil, comme on enterre une séquence nostalgique. Comme un formidable et éphémère moment de solidarité militante et citoyenne, ce qu’elle a été. Un espoir vite déçu, certes, mais un rendez-vous historique. On peut aussi revisiter la Marche (vite baptisée « Marche des beurs » comme pour lui enlever de son universalité) à la lumière des dernières révoltes de l’été dernier. Et s’interroger alors sur les prémices, les facteurs déclenchants de la Marche de 1983. Que trouve-t-on, alors ?
Des violences policières, toujours. Le même scénario qui se répète, immanquablement. A la source des soulèvements des quartiers populaires, toujours le même cocktail explosif : des policiers tirent sur des jeunes ou les poursuivent. Le sang coule.
Voilà quarante ans que ça dure. Autant les causes profondes de ces révoltes, rébellions, émeutes – appelez-les comme vous voulez- sont multifactorielles, personne n’est naïf, autant leur déclenchement est similaire. Nahel, 17 ans, tué d’un tir à bout portant le 27 juin 2023. Zyed et Bouna, 2005, électrocutés pour échapper à la police. 1983, Toumi grièvement blessé par un tir policier de 357 Magnum. La liste des dizaines de jeunes des quartiers, morts sous les balles de la police depuis les années 80 – Salim, Yazid, Mohamed, Abdel, Hassen, Makomé, Ahmed, Luigi, Alhoussein…- serait trop longue à dresser ici ; des sociologues comme François Dubet en font mention dans leurs travaux depuis des décennies : « Ce qui frappe, depuis 1983, dit-il c’est la fréquence des émeutes de banlieue – j’en ai recensé quarante-cinq, soit plus d’une par an , mais surtout l’immuabilité du scénario : une bavure policière, des affrontements entre les jeunes du quartier et les forces de l’ordre, une marche blanche et une scène politique divisée entre les défenseurs de l’ordre et les partisans du social. Depuis quarante ans, le cycle se répète sans cesse : les adolescents qui ont mis le feu aux voitures, à Nanterre et ailleurs, en juin et juillet 2023, sont les petits-enfants de ceux que j’ai rencontrés aux Minguettes dans les années 1980… » (Le Monde, 6 octobre 2023).
Les politiques, à peu d’exceptions près, passent l’ardoise magique : le contentieux jeunes des quartiers / police ? Un tabou. Mourir d’une balle, être condamné à mort parce que vous avez voulu échapper à un contrôle de police, voler un scooter, dealer au coin de l’immeuble, ou tout simplement – terriblement- parce que vous étiez au mauvais moment au mauvais endroit n’est pas un sujet. Le discours sécuritaire, répressif, clôt toujours la séquence. Fermez le ban. Jusqu’à la prochaine explosion des quartiers, dans un an, dans cinq ans. A moins que ce ne soit dans six mois.
100 000 personnes -sans doute un peu moins mais le chiffre rond est plaisant - défilant de Bastille à Montparnasse le 3 décembre 1983 : un rêve éveillé quand on sait qu’un mois et demi plus tôt ils étaient seulement une poignée à entamer la Marche, quartier de la Cayolle à Marseille, dans l’indifférence quasi générale. Que disaient banderoles et slogans qui ont scandé cette improbable remontée sur Paris ? « Arrêtez de tirer !» ou encore « Rengainez, on arrive, la chasse est fermée ». C’est assez clair ?
La police tue ? Oui elle tue. Ce n’est pas une opinion, c’est une réalité. Et quand elle tue en banlieue, elle enflamme les quartiers.
Alors, que faire ? On ne va pas revisiter ici quarante années erratiques de politique de la Ville. Juste rester sur ce constat, l’un des enseignements majeurs de la Marche : tant que le débat public jeunes/police ne sera pas ouvert une bonne fois pour toutes, des tribunes de l’Assemblée nationale au plus profond de l’opinion publique, la « question des banlieues » (puisque c’est ainsi que certains la nomment) ne sera pas prise dans le bon sens.
Quelle police citoyenne voulons-nous ? Décrétons une convention citoyenne -une vraie- sur les rapports jeunes/police, dans toute leur complexité, et pourquoi pas ? On sait ce qu’il advient des conventions citoyennes mais au moins le débat aurait le mérite d’exister et les propositions d’affluer : retour d’une police de proximité plébiscitée par la population ? Suppression des BAC ? Désarmement de la police du quotidien, comme tant de pays voisins en font l’expérience ? Suppression des LBD ? …etc, etc. Au lieu de quoi, la France s’embourbe à nouveau dans le marécage du énième débat nauséeux sur l’immigration : une loi tous les deux ans, en moyenne. Une centaine de réformes sur l’immigration depuis 45.
Et puis, avant tout cela, et sans que cela ne coûte un euro à l’Etat, la classe politique (gauche et droite confondues) serait bien inspirée de pratiquer la meilleure des politiques publiques ayant trait à la Ville: le respect. Respect des quartiers populaires et de leurs habitants. Respect des jeunes qui, dans leur immense majorité, ne sont pas un problème, justement, mais un réservoir d’énergies, de promesses et d’inventivité pour le pays. Renoncer au mépris c’est bannir des discours, des gestes, des mots qui, de « sauvageons » en « racailles » ou « voyous », ont, depuis 40 ans, cloué au pilori ces mêmes jeunes qui défilaient en 1983. Cloué leurs frères, leurs sœurs, et maintenant leurs enfants et petits enfants. Le mépris c’est, par exemple, lors du dernier remaniement ministériel, déclasser le ministère de la Ville en secrétariat d’Etat, tout en le rattachant au… ministère de l’Intérieur. Celui de la police. CQFD.
Récemment, une femme de théâtre ayant grandi dans les quartiers populaires et y revenant pour des ateliers posait la question à des jeunes : « A quoi ressemblerait pour vous le policier idéal ? » Réponse : « Une policière ».
Le débat est ouvert.
Thierry Leclère
Thierry Leclère a co-signé le film « Les marcheurs », chronique des années beurs avec Naïma Yahi et Samia Chala (JEM productions, 2013)
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