D’abord refusons catégoriquement de collaborer. Refusons les médecins, experts, spécialistes et leur professionnalisme autoritaire et sectaire qui fait passer les pratiques qui rapportent avant la raison simple. Ils ont échoué depuis toujours à résoudre l’insomnie parce que l’insomnie n’est ni une maladie ni un commerce. L’insomnie est fatiguée de leurs prétentions ineptes et nous n’achèterons jamais de leur sommeil. Alors, ouvrons un nouveau champ d’intelligence critique et radical : l’Insomnique.
L’Insomnique caractérise un ordre existentiel où la solitude est portée à son point de fusion, la nuit ; où le désir, l’orgueil, la conscience de soi se consument, le temps qu’il faut, jusqu’à la cendre, où il faut que l’essentiel soit réduit à rien, plus rien, pour que tombe le sommeil. Quand, en tête à tête avec lui-même, l’insomniaque engage un marchandage où il doit tout se promettre pour ne rien obtenir ; entreprendre seul à seul des pourparlers labyrinthiques et mystificateurs, recourir aux plus douteux artifices et pitoyables mensonges jusqu’à l’épuisement. L’Insomnique consacre cette réaction naturelle à la crainte que nous avons de nous-mêmes, quand notre mauvaise foi nous lâche et nos impostures nous confondent. Quand nos aveux éperdus n’y peuvent plus rien, que le jour se lève et que nous devons bien constater encore une fois cet état d’échec suprême, total, qui nous accable chaque fois que pointe potron-min(é)t. Quand tout ce que nous aurons tenté dans l’enfermement de la nuit est perdu d’avance, que le livre que nous avons lu n’imprime pas notre mémoire, que les lignes que nous avons écrites sont à jeter le matin même et les promesses faites sitôt intenables. Quand nos compagnes ou compagnons auront ronflé, gémi, soupiré d’aise, rêvé à tue-tête et refoulé encore nos velléités d’abordage affectueux bien trop désespérées et tardives pour être honnêtes et que nous savons bien que si par miracle ou charité nous obtenions un jour dérogation, nous ne réussirions qu’à aggraver notre cas, fidèles à nos habitudes. L’insomnie nous laisse errer seuls dans le dédale où se croisent, se recroisent, se cognent, se croquent-en-jambe d’insupportables spectres de nous-mêmes incapables de se taire et de disparaître. L’Insomnique vient là nous rattraper, nous sauver de nos affectations mondaines et nous ramener au berceau de nos douces illusions et de notre inaliénable inutilité.
Aux préludes historiques de l’Insomnique, il y a une image archéologique forte : un crâne fracassé. Nos ancêtres néandertaliens dormaient mal blottis dans leur grotte par moins vingt degrés avec leurs congénères affamés et jaloux qu’ils faisaient taire d’un coup de massue. Neandertal n’a pas survécu pour n’avoir pu dormir ses huit heures. Le Moyen-Âge n’a pas mieux dormi, les serfs en particulier, un œil sur la récolte, une oreille sur le galop du percepteur, les mains jointes vers le ciel. Le vin seul y pouvait. L’image culminante de l’insomnie moyenâgeuse, la Vanité, représentation de la précarité de la vie et l'inanité des occupations humaines, n’a pas pris une ride. Nous pourrions dérouler toute l’histoire, sous toutes les latitudes, nous arriverions à la même conclusion partout. Qui a froid et faim sait que demain sera pire et sait pourquoi il ne dort pas. L’Insomnique distingue ainsi du cours de l’histoire les deux causes de l’insomnie : demain et notre condition passagère, fragile, vaniteuse. En un mot, notre vie.
Aux fondements de la Philosophie Insomnique, un postulat révolutionnaire : l’insomnie comme antichambre d’un transcendement libérateur ! Fini toutes les pseudo théories qui veulent rabaisser l’insomnie à un « trouble du sommeil » et ne relèvent que de cette ignominieuse propagande politique qui établit le sommeil comme la norme, un « sommeil du juste » dû aux bons travailleurs, aux citoyens qui s’épuisent à la tâche, aux acharnés des heures supplémentaires qui se couchent tôt et se lèvent tôt. Quand dormir reste un devoir — et non pas un droit ! — qui garantit au pouvoir et aux maîtres notre disponibilité du lendemain. Alors rejoignons la fange insomnique des libertins, rebelles, couche-tard et lève-tard qui ne veut pas crever au travail, refusons cette tyrannie des lendemains à répétition, à angoisses, frénésies, conflits, surmenages, des lendemains obsédants et persécuteurs. Inscrivons dans le marbre de nos oreillers la Question Insomnique : au nom de quoi redoutons-nous demain ? Demain n’existe pas. Demain n’est qu’un vide béant à combler, demain est tout à imaginer, à créer, tout à nous ! Il n’y a pas de quoi s’en faire martyrs. Accueillons et goûtons pleinement le vertige délicieux qu’il nous tend. Acceptons les lois de la gravité métaphysique, revenons aux contingences fondamentales, aux conclusions de la sagesse africaine : « Demain est inséparable de la mort ». Plus nous vieillissons et voyons filer tranquilles ces demains qui ne mènent à rien qu’au demain dernier, moins nous dormons et mieux nous restons les yeux ouverts. Ainsi est-il. « Le sens de la vie est que ça s’arrête » répondait Kafka au sage africain. Que le seul objectif raisonnable et tangible qui nous soit assigné —retourner au néant d’où nous venons — nous tienne éveillés, n’y voyons rien de plus salutaire ! L’insomnie n’est qu’un entretemps retenu au néant et reversé à l’ultime.
Alors, insomniaques debout ! Dénonçons l’insomnie-arnaque-politique. Ne nous couchons pas devant les requins qui capitalisent et spéculent sur notre sommeil, répondons à l’injonction autoritaire du coucher tôt et lever tôt par la création du Syndicat Insomnique. Non aux tickets-repos, aux plateformes de méta-sommeil et autres promesses chloroformes du marché ; méprisons le sommeil que nous tend le monstre qui nous empêche de dormir. Proclamons un « Code Insomnique » qui garantisse nos droits. Droit de rester au lit le matin et de ne pas travailler quand on est fatigué. Droit de dormir debout. De dormir au boulot. De vivre en pyjama toute la journée. Exigeons l’ouverture d’institutions solidaires et tolérantes qui ne ferment jamais la nuit, bars, librairies, cinémas, tabacs, boulangeries, musées, tripots, fumeries d’opium ; négocions des tarifs de nuit appropriés aux impératifs de notre condition et de nos justes aspirations à la plénitude. Exigeons une loi qui interdise le bruit pendant la journée. Inscrivons le Droit Insomnique au patrimoine intangible de l’humanité. Qu’on y reconnaisse nos insomnies non comme une impossibilité de dormir mais comme notre refus d’être lucide avec-nous-mêmes et intelligible par les autres, de nous prêter à toute machination politique ou sociale hégémonique ; faisons triompher notre inadaptabilité au rationalisme trivial et usurpateur, notre abjuration de l’ordre jour-nuit. En deux mots, notre refus définitif.
Insomniaques, levez-vous !
Vive l’Insomnique.
Signé TN, collecté par Sandie, Sandra, Hélo et publié par l’association Tenir Tête en janvier 2023 dans le recueil Insomnies#1- collecte 2022