Thierry Pauchant (avatar)

Thierry Pauchant

Professeur HEC Montréal

Abonné·e de Mediapart

2 Billets

0 Édition

Billet de blog 5 juin 2023

Thierry Pauchant (avatar)

Thierry Pauchant

Professeur HEC Montréal

Abonné·e de Mediapart

Adam Smith n’a jamais été capitaliste. Célébrons son tricentenaire !

Adam Smith est souvent invoqué comme le défenseur ultime du capitalisme. Mais en cette année du 300e anniversaire de sa naissance, ce hold-up intellectuel est de plus en plus dénoncé. Adam Smith serait plutôt le père du « capabilisme » et de l’économie sociale.

Thierry Pauchant (avatar)

Thierry Pauchant

Professeur HEC Montréal

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les grands anniversaires sont souvent l’occasion de revisiter des vérités qu’on pensait immuables. La publication à la fin des années 1970 de l’œuvre complète d’Adam Smith, célébrant le bicentenaire de La Richesse des Nations (1776), a permis de corriger certaines fausses vérités véhiculées au sujet du père fondateur de l’économie moderne. Petit à petit, on comprit qu’il associait à l’intérêt personnel des sentiments moraux envers les autres, qu’il ne fut pas dogmatique envers le laissez-faire économique et qu’il n’était pas à l’origine de la fausse théorie de la main invisible du marché. De nombreux auteurs et autrices, se basant sur les textes véritables d’Adam Smith, ont alors conclu qu’il n’était pas le père du libéralisme économique.

En cette année du tricentenaire de sa naissance (5 juin 1723), le ton se durcit. De plus en plus de recherches suggèrent que Smith n’est pas non plus le père du capitalisme. Des « prix Nobels » en économie sont même dénoncés pour leur manipulation des textes de Smith, afin de l’enrôler comme le défenseur ultime du capitalisme américain. Les travaux de George Stigler, de Friedrich Hayek, de Milton Friedman et d’autres sont ainsi critiqués dans des universités prestigieuses, à travers le monde. Le capitalisme est, peut-être, en voie de devenir orphelin, devant alors trouver une autre figure emblématique comme père fondateur.

Adam Smith, l’antidote ultime au capitalisme

Dans un livre publié en l’honneur de ce tricentenaire, Adam Smith, l’antidote ultime au capitalisme : sa théorie du capabilisme, Dunod, 2023, je présente ces critiques et les rapprochent de la définition du capitalisme offerte par Fernand Braudel : un « contre-marché » basé sur le « parasitisme » qui pervertit à la fois la vie quotidienne des gens et l’économie de marché. Les attaques de Smith contre les monopoles privés sont en effet bien connues.

Le livre suggère qu’Adam Smith n’a jamais été capitaliste mais qu’il aurait fondé le « capabilisme ». Il définit en effet l’économie politique comme devant « rendre le peuple capable » de subvenir à ses besoins et l’État capable d’assurer « son service public ». L’insistance de Smith sur le désir pour chaque personne d’être capable d’améliorer sa condition est, en effet, bien connue. De même, ses politiques publiques envers toutes les classes sociales, en priorité les plus démunies car plus nombreuses et moins autonomes, sont aussi bien connues par les personnes qui ont réellement lu ses écrits. L’un des premiers traducteurs en français de La Richesse des Nations, Jean-Antoine Roucher, ami de Condorcet et de Turgot, a, par exemple, proposé en 1790 qu’Adam Smith a « donné au monde un système complet de l’économie sociale ».

Le livre documente de plus comment Smith a puisé au XVIIIᵉ siècle sa théorie du capabilisme des Grecs et des Romains antiques, tels Aristote et Cicéron, et comment elle a été en partie reprise et bonifiée au XIXᵉ par Karl Marx et au XXᵉ par John Maynard Keynes, malgré leurs différences. Déjà en 2017, Éric Berr (L’intégrisme économique, Les Liens qui Libèrent) avait insisté sur le fait qu’il nous faudra redécouvrir les grands fondateurs de l’économie politique, comme Smith, Marx et Keynes, pour pouvoir sortir de l’intégrisme économique actuel.

Le livre décrit enfin un nouveaux développement du capabilisme apporté au XXIᵉ siècle par « l’approche des capabilités » d’Amartya Sen et de Martha Nussbaum. Tous les deux ont confirmé de façon explicite leur dettes envers Smith, en plus d’évoquer Aristote et Marx. Pour Sen « le développement de la capabilité humaine… est tout à fait central dans l’analyse de Smith » et pour Nussbaum « le travail de Smith ouvre la voie à mon approche des capabilités ».

Capabilisme et capabilités

Le capabilisme vise à accroître le pouvoir d’agir des gens, en facilitant leur autonomie et leur coopération volontaire. Son but est de rendre les personnes capables de réaliser ce à quoi elles attribuent de la valeur, et non un bien supposé universel, comme la maximisation des profits. Les travaux d’Amartya Sen sont en effet reconnus pour avoir grandement contribué à l’Indice du Développement Humain (IDH), promotionné par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Cet indice combine, depuis 1990, des réalités en économie mais aussi en santé et en éducation. Les recherches actuelles sur de nouveaux critères de bien-être, au-delà du seul PIB, sont aujourd’hui très en vogue.

De plus, l’approche des capabilités a aussi contribué à la définition en 2015 des Objectifs de Développement Durable (ODD). Elle est en particulier promotionnée par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), issue d’un consensus entre des États, des multinationales, des syndicats, des ONG et des associations. Selon ce modèle, le développement humain peut devenir durable s’il respecte certaines nécessités sociales et écologiques, rendant les gens capables de vivre une vie plus autonome sur une planète en santé.

Aujourd’hui, un nombre impressionnant d’organisations utilisent ces objectifs pour définir leurs stratégies. Ceci inclut des organismes publics, des coopératives, des mutuelles, des fonds de travailleurs, des syndicats, des ONG, des OSBL, des municipalités, des multinationales, des « B corp », des entreprises d’entreprenariat collectif et des firmes à impact sociétal. Si un nombre certain d’activités envers le développement durable ne sont que de l’écoblanchissement, plus d’un milliard de personnes travaillent véritablement aujourd’hui pour une économie plus sociale, solidaire et durable. Il faut espérer que les avancées réalisées au niveau supranational et au niveau organisationnel vont inspirer des innovations au niveau national, en politique publique et en investissement, au-delà d’un simulacre d’action.

Dépasser l’utilité

Cependant l’approche des capabilités n’est pas une panacée. La notion de capabilité a été proposée par Armatya Sen pour dépasser celle d’utilité, prétendument universelle. C’est au nom de cette théorie orthodoxe que des décisions d’affaires sont souvent prises aujourd’hui selon un critère unique, la rentabilité financière. Les valeurs sociales, écologiques, éthiques et esthétiques sont alors oubliées, au profit de la seule valeur économique.

Le livre ne cache pas qu’il nous reste encore beaucoup de travail à effectuer pour réellement développer une économie plus sociale et écologique qui reflète le pluralisme de nos nations, une économie au service des capabilités des gens, qui prend en compte leur dignité et leur fragilité. Mais en rappelant que le père fondateur de l’économie moderne n’a jamais été capitaliste, alors qu’il est invoqué comme son fer de lance, le contenu de ce livre peut potentiellement renverser les armes du capitalisme contre lui-même.

Par exemple, il peut être utilisé pour affaiblir la propagande néolibérale souvent disséminée dans nos écoles de gestion et nos départements de sciences économiques, ainsi que dans nos entreprises et nos gouvernements. Il peut mener aussi à un certain rapprochement des vues de Smith avec celles de Marx et de Keynes, contribuant à une version plus unifiée de l’économie politique, allant à l’encontre de la pensée économique dominante. Et le contenu de ce livre peut apporter au mouvement de l’économie sociale et solidaire une théorisation différente du développement, une éthique pour la gestion des entreprises, des figures emblématiques et un récit engageant.

Nous avons de nombreuses raisons de célébrer le tricentenaire de la naissance d’Adam Smith. Avec le développement actuel de l’approche des capabilités, la pensée de ce philosophe moral continue de nous inspirer.

Thierry Pauchant, professeur honoraire, HEC Montréal, 5 juin 2023

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.