Dans un contexte de guerre informationnelle rampante, TikTok n’est plus simplement une application populaire : il est devenu un levier de puissance géopolitique, un cheval de Troie numérique qui infiltre l’espace informationnel européen avec une efficacité redoutable — souvent dans une indifférence institutionnelle alarmante.
Une plateforme qui capte l’attention… et bien plus
Avec plus de 150 millions d’utilisateurs actifs en Europe, TikTok est aujourd’hui la première source d’information pour de nombreux jeunes entre 15 et 25 ans. Selon un rapport de l’Ofcom britannique (2023), près de 29 % des adolescents considèrent TikTok comme leur principal canal d’information. En France, une étude menée par l’IFOP indique que plus d’un jeune sur trois consulte la plateforme quotidiennement, y compris pour suivre l’actualité.
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Mais ce que les utilisateurs voient n’est pas neutre. L’algorithme de TikTok ne se contente pas de refléter les goûts de chacun : il les façonne. Conçu pour maximiser la rétention et l’engagement émotionnel, il favorise les contenus sensationnalistes, clivants, voire conspirationnistes. Des vidéos courtes, virales, sans contexte, qui fabriquent une relation dégradée au réel. Une information désancrée, souvent biaisée, toujours mise en scène.
Une architecture propice à la désinformation
En 2023, une enquête du Center for Countering Digital Hate (CCDH) a révélé qu’un jeune utilisateur créant un nouveau compte sur TikTok était exposé à des fake news en moins de 3 minutes. Parmi les contenus promus par l’algorithme : théories du complot, dénigrement de l’OTAN, désinformation sur la guerre en Ukraine, ou encore relativisation du génocide ou des crimes de guerre.
Plus inquiétant encore : plusieurs enquêtes indépendantes, notamment celles du New York Times et de Netzpolitik, ont mis en lumière le fait que TikTok ne répondait pas aux mêmes règles de transparence et de modération que d’autres plateformes. En Chine, l’application est strictement régulée, avec des contenus éducatifs et patriotiques. En Europe, elle devient un laboratoire d’ingérence, un espace de chaos informationnel.
L’ingérence étrangère via TikTok : une stratégie assumée
TikTok appartient au groupe chinois ByteDance. À ce titre, il est soumis à la loi sur la sécurité nationale chinoise de 2017, qui oblige toute entreprise à coopérer avec les autorités si l’État l’exige. Plusieurs documents internes fuités par BuzzFeed News ont confirmé que des ingénieurs basés en Chine avaient accès aux données européennes, malgré les engagements publics de TikTok. Autrement dit, les données des utilisateurs européens peuvent être utilisées à des fins de profilage, d’ingénierie sociale, voire d’influence ciblée.
Mais ce n’est pas tout. Ce qui se joue sur TikTok, c’est aussi la guerre des récits. En janvier 2024, un rapport du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) a recensé plus de 1 200 campagnes de désinformation circulant massivement sur TikTok et Instagram, dont 38 % avaient une origine identifiée comme russe ou pro-russe, notamment via des réseaux de faux influenceurs ou des comptes relais dans les langues locales. Ces contenus visent souvent à miner la confiance dans les institutions européennes, à attiser les tensions sociales ou à renforcer les extrêmes politiques.
Une aliénation cognitive silencieuse
Ce que provoque TikTok chez les jeunes n’est pas qu’un biais de perception. C’est une transformation profonde du rapport au monde, au temps et au savoir. L’architecture même de l’application — feed infini, vidéos ultra-courtes, contenu algorithmique — induit une logique de zapping cognitif, d’émotion immédiate, de consommation passive.
On assiste à ce que certains chercheurs appellent déjà une déréalisation sociale, c’est-à-dire une difficulté croissante à faire la différence entre ce qui est vrai, plausible, construit ou falsifié. Cette logique d’aliénation douce fragilise les capacités critiques, désarme face à la complexité, et prépare le terrain à la manipulation politique de masse.
Dans son rapport 2023 sur les menaces hybrides, le Centre d’excellence pour la communication stratégique de l’OTAN alertait sur l’usage croissant de TikTok par des acteurs étatiques pour diffuser des narratifs anti-occidentaux auprès des jeunesses européennes — en particulier dans les pays baltes, en France et en Allemagne.
Quelle réponse européenne ?
Les institutions européennes commencent — timidement — à réagir. Le Digital Services Act (DSA), entré en vigueur en 2024 pour les très grandes plateformes, impose des obligations de transparence algorithmique, de modération et d’accès aux données de recherche. TikTok a été ciblé dès le départ, et plusieurs enquêtes sont en cours au sein de la Commission.
Mais cela reste insuffisant. Le rapport d’étape de la Commission européenne publié en avril 2025 souligne que TikTok reste largement opaque sur ses algorithmes et ses critères de mise en avant. La société civile n’a aucun moyen de contrôle. Les chercheurs ont encore un accès restreint aux données. Les jeunes, eux, continuent à se nourrir d’un flot informationnel qui façonne des représentations souvent contraires aux principes démocratiques.
Le rôle de la société civile : une urgence démocratique
C’est précisément pour répondre à cette fracture stratégique que le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie (CESS) a lancé un baromètre sur l’ingérence étrangère, intégrant une veille spécifique sur les réseaux sociaux, TikTok en tête. Ce baromètre, mis à jour chaque trimestre, croise données publiques, analyses de contenu et signaux faibles remontés du terrain pour cartographier les récits hostiles, les tentatives d’influence et les mécanismes de diffusion.
Le CESS appelle à un réarmement démocratique, non pas autoritaire ou répressif, mais stratégique et lucide. Cela implique :
• Un accès renforcé aux données pour les chercheurs indépendants ;
• La création d’un Observatoire européen des récits numériques ;
• Le déploiement d’une éducation critique aux médias dès le collège, centrée sur les formats viraux ;
• Et surtout, un soutien à la société civile organisée, pour qu’elle puisse produire des analyses, alerter les institutions, et jouer son rôle de sentinelle face aux nouvelles formes d’influence.
Résister, c’est comprendre
Nous ne gagnerons pas cette guerre informationnelle à coups de réglementations isolées ou de rapports enterrés. Nous la gagnerons si nous comprenons qu’elle est déjà là, qu’elle s’installe dans nos foyers, dans nos poches, dans l’intimité cognitive de chaque adolescent scrolleur.
TikTok n’est pas un simple espace de distraction. C’est un vecteur stratégique d’influence de masse, utilisé par des puissances qui n’ont aucun intérêt à ce que l’Europe reste forte, unie et souveraine. Il est temps d’en tirer les conséquences.
Le combat pour la souveraineté de l’information est aussi celui de l’avenir démocratique. Et ce combat commence aujourd’hui — sur les écrans, mais aussi dans les consciences.
Pour aller plus loin :
Site officiel du Centre Européen de Sécurité et de Stratégie : centre-europeen-securite-strategie.eu
Baromètre sur l’ingérence étrangère (2025) – à consulter ici (Baromètre de l'ingérence étrangère du CESS)
Contact : presidence@centre-europeen-securite-strategie.eu
Pour aller plus loin :
• Les éditions du baromètre sont accessibles sur le site du CESS
• Une carte interactive de l’ingérence étrangère sera prochainement mise en ligne.
• Des focus nationaux (France, Belgique, Allemagne, Italie) sont en cours de préparation.
Thierry-Paul Valette
Fondateur du Centre Européen de Sécurité et de Stratégie (CESS)
Créateur du Baromètre de l’ingérence étrangère
Intervenant régulier dans Les Informés sur Beur FM
Actif dans les travaux européens sur la résilience démocratique
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