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Fondateur du Centre Européen de Sécurité et de Stratégie (CESS) / Consultant en mouvement sociaux & sécurité informationnelle / Chroniqueur régulier sur Beur FM dans l'émision "Les Zinformés"

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Billet de blog 28 octobre 2025

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Mouvements sociaux européens : une croisée sociale et sécuritaire

À l’automne 2025, les mobilisations sociales se multiplient à travers l’Europe, traduisant un malaise diffus qui dépasse les revendications salariales pour devenir un enjeu de stabilité démocratique et de sécurité intérieure. Les États européens peinent à anticiper des mouvements plus rapides, plus fragmentés et plus émotionnels. Thierry-Paul Valette

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’année 2025 s’inscrit dans une période d’instabilité sociale et politique où la tension ne s’exprime plus seulement dans les urnes, mais dans la rue, dans les réseaux et dans les récits collectifs. Les grandes mobilisations qui ont marqué le mois de septembre, du 10 au 18, puis au 2 octobre, ont rassemblé selon les chiffres officiels entre cent quatre-vingt-dix mille et cinq cent mille personnes. En apparence, la mobilisation est moins massive que celle observée en 2023, mais cette diminution numérique ne signifie pas une accalmie sociale.

Elle traduit plutôt un glissement structurel : la colère reste là, mais elle s’exprime autrement, de manière plus fragmentée, plus mobile, plus numérique. Les cortèges d’antan, disciplinés et identifiés, cèdent la place à des mobilisations éclatées, coordonnées par des canaux instantanés, parfois anonymes, et souvent alimentées par des émotions collectives que nul acteur ne contrôle totalement.

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[Crédit photo : Pexels, Ethan Wilkinson] © [Crédit photo : Pexels, Ethan Wilkinson]

Ce qui se joue en France n’est pas isolé. À Berlin, Hambourg ou Munich, les grèves du rail menées par le syndicat GDL ont paralysé le pays pendant plusieurs jours durant l’hiver 2024-2025, illustrant la même fatigue sociale face à l’inflation et à la dégradation du pouvoir d’achat. En Italie, la rentrée 2025 a été rythmée par de vastes rassemblements contre les coupes budgétaires et la réforme du travail. À Madrid et Barcelone, la colère du logement s’est amplifiée : les loyers ont augmenté de dix-huit pour cent en deux ans selon Eurostat, déclenchant une série d’occupations d’immeubles et de marches citoyennes.

En Belgique et aux Pays-Bas, les mouvements écologistes radicaux ont multiplié les actions de désobéissance civile sur les autoroutes, les aéroports et les ports, bloquant parfois des chaînes logistiques entières. Ces foyers multiples révèlent une même pulsation : la société européenne, confrontée à la crise économique, climatique et identitaire, cherche des exutoires à son malaise.

La mutation des mobilisations est profonde. Les grandes structures syndicales, qui incarnaient autrefois la négociation sociale, peinent désormais à encadrer la colère. La génération des plateformes et des réseaux privilégie la rapidité à la hiérarchie, l’émotion à la stratégie, la viralité au discours programmatique. Selon une étude de l’Observatoire européen du numérique social, publiée en juin 2025, soixante-deux pour cent des appels à manifestation en France et près de la moitié en Allemagne naissent désormais sur des plateformes numériques avant de remonter vers les médias traditionnels.

Cette horizontalité, souvent perçue comme une forme de liberté nouvelle, s’accompagne d’une fragilité considérable : le message se diffuse plus vite qu’il ne se vérifie, l’indignation précède la réflexion, la rumeur devient un moteur collectif. Ainsi s’installe un nouveau rapport entre mouvement social et espace informationnel : l’un nourrit l’autre, et la frontière entre mobilisation légitime et agitation manipulée devient poreuse.

Les services de sécurité européens observent cette évolution avec une vigilance croissante. En France, le ministère de l’Intérieur a recensé plus de trois cents manifestations non déclarées en 2024, soit quarante pour cent de plus qu’en 2021. En Allemagne, la police fédérale a signalé une recrudescence d’attroupements spontanés, notamment à Leipzig et Hambourg, où les réseaux locaux s’organisent en quelques heures autour d’un mot d’ordre diffusé sur Telegram ou Discord.

Ces mobilisations imprévisibles épuisent les dispositifs classiques de maintien de l’ordre et transforment la gestion de la sécurité intérieure en exercice permanent d’adaptation. Le risque n’est plus seulement celui de la violence physique, mais celui de la déstabilisation cognitive : un récit déformé, une vidéo tronquée, une image hors contexte peuvent suffire à déclencher un embrasement local qui se propage instantanément dans tout le pays.

Dans cet espace mouvant, des acteurs étrangers trouvent un terrain d’opportunité. Les services européens de renseignement ont identifié plusieurs opérations coordonnées visant à amplifier les divisions sociales par la désinformation. Des réseaux affiliés à la sphère pro-russe ont massivement relayé, durant les mobilisations françaises de septembre 2025, des contenus cherchant à délégitimer l’action du gouvernement et à entretenir la méfiance envers les institutions européennes.

En Italie et en Espagne, des médias périphériques ou des influenceurs liés à des circuits extérieurs à l’Union ont diffusé des narratifs suggérant que la hausse du coût de la vie était une conséquence directe des sanctions économiques contre Moscou. Ces récits, parfois marginaux, finissent par s’insinuer dans le débat public et par nourrir la suspicion généralisée. Ce n’est pas la puissance de frappe de ces campagnes qui inquiète, mais leur persistance : elles exploitent les fissures existantes de la société européenne et transforment les colères légitimes en leviers d’influence.

La conséquence la plus redoutable de ce processus est la fragilisation du lien civique. Selon l’Eurobaromètre du printemps 2025, à peine un tiers des Européens considère que sa voix compte réellement dans les décisions politiques. En France, cette proportion tombe à vingt-quatre pour cent. Cette désaffection démocratique se traduit par une lassitude du débat et par un sentiment d’inutilité du vote. Le citoyen, déçu par la politique, cherche d’autres formes de reconnaissance, souvent dans la contestation directe.

Mais lorsque cette contestation se heurte à un pouvoir perçu comme distant ou technocratique, la frustration se transforme en défiance, et la défiance en colère. Les mouvements sociaux deviennent alors le miroir d’une démocratie fatiguée d’elle-même.

L’évolution géographique de ces mobilisations ajoute une dimension supplémentaire. Si les grandes métropoles demeurent les théâtres visibles des protestations, les territoires périurbains et ruraux, qui avaient déjà porté la révolte des Gilets jaunes, connaissent un regain d’agitation. Les causes y sont multiples : sentiment d’abandon, désindustrialisation, fracture numérique, dévitalisation des services publics. Parallèlement, les universités et les lycées redeviennent des espaces de mobilisation politique, marqués par les inquiétudes écologiques et la précarité étudiante. L’Europe de la contestation n’est donc pas seulement sociale ; elle est aussi générationnelle.

Face à ces recompositions, les États européens cherchent un nouvel équilibre entre écoute et fermeté. La tentation de la réponse strictement sécuritaire persiste, mais elle se heurte à une évidence : on ne contient pas une crise de sens par des moyens d’ordre public. Il faut comprendre avant de réprimer, prévenir avant de punir, anticiper avant de subir. C’est tout le sens d’une approche de sécurité intégrée que défend le Centre Européen de Sécurité et de Stratégie. La stabilité démocratique ne se maintient plus uniquement par la dissuasion policière, mais par la construction d’une résilience sociale collective.

Cette résilience doit s’appuyer sur des instruments nouveaux. D’abord, un Observatoire européen des mobilisations et de l’ingérence sociale, chargé de centraliser les informations, d’identifier les foyers de tension et d’analyser les stratégies d’amplification numérique. Ensuite, une coopération accrue entre services de sécurité, institutions européennes et société civile, afin d’éviter que la prévention ne soit perçue comme surveillance. Enfin, une politique de transparence numérique, imposant aux plateformes des obligations de traçabilité sur les contenus politiques sponsorisés ou manipulés. La sécurité ne peut être effective que si elle demeure légitime, et cette légitimité suppose la clarté.

Au-delà des mesures techniques, l’enjeu est philosophique. L’Europe doit reconnaître que la colère sociale n’est pas une anomalie, mais une composante de la vitalité démocratique. Ce qui menace la stabilité, ce n’est pas la contestation en soi, mais l’absence de canaux de dialogue capables de la transformer en proposition.

La paix sociale, aujourd’hui, ne se décrète pas : elle se négocie à travers des espaces d’écoute, des dispositifs participatifs, des politiques publiques de proximité. C’est dans cette capacité à transformer le désordre en débat que se jouera la sécurité du continent.

Ainsi se dessine une nouvelle conception européenne de la sécurité, qui ne sépare plus l’ordre public du lien civique, ni la stabilité sociale de la souveraineté numérique. Dans un monde où l’image circule plus vite que l’idée, la première menace n’est pas toujours visible : elle réside dans la fatigue des peuples, dans le sentiment de ne plus avoir prise sur le cours des choses.

La force de l’Europe résidera dans sa capacité à restaurer cette prise, à rétablir le fil de la confiance entre gouvernants et gouvernés. Les mouvements sociaux de 2025 nous rappellent que la sécurité ne se mesure pas seulement en effectifs de police ou en budgets militaires, mais dans la solidité du tissu démocratique. Là où le lien se rompt, la vulnérabilité s’installe. Là où il se retisse, la paix renaît.

Thierry-Paul Valette, Fondateur du CESS

(Analyse stratégique – Centre Européen de Sécurité et de Stratégie, octobre 2025)

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