Ce billet fait suite à la lecture d'un texte critique (via le flux RSS des Liens en Vrac de SebSauvage) d'une enseignante-chercheuse en informatique, Florence Maraninchi, intitulé " Pourquoi je n'utilise pas ChatGPT", et avec lequel je suis en total accord : https://academia.hypotheses.org/58766.
On est loin du discours ambiant très majoritaire sur les "progrès" qu'apporteraient les IA génératives ou sur la supposée marche forcée vers ces technologies pour cause d'inéluctabilité ("Si on ne l'utilise pas, on est mort⋅es.") :
En tant qu'enseignant⋅es/formateur⋅rices, il me semble important que nous ne présentions pas uniquement des cas d'usages aux collègues pour "leur vendre" de l'IA : "Regardez comme ça va vous changer/simplifier la vie !" en reprenant sans trop le nuancer le discours commercial des industriels du secteur.
On ne peut pas nier qu'au premier abord les promesses des IA sont très séduisantes, particulièrement pour dégager du temps. Qui le refuserait, surtout quand on croule sous le boulot ? Mais une fois le premier effet "Whaou" passé, qu'en est-il vraiment ? Cette promesse de gain de temps n'est-elle pas illusoire voire une imposture ?
On nous annonce que les IA en nous libérant des tâches "ingrates" feront que nous pourrons nous consacrer à des choses qui en valent vraiment la peine : nous allons gagner en efficacité. Dans l'enseignement, nous pourrons mieux accompagner les élèves en difficulté par exemple. Qui peut vraiment le croire ? Ça sera encore une fois l'occasion de dégraisser le mammouth en supprimant des postes (prévision transposable à tous les services publics).
Les soi-disant facilités de pseudo analyses des IA feront qu'on en demandera toujours davantage : par exemple une enquête par ci, une autre par là... Pour quels bénéfices au final ? Un tableur de plus que nous ne pourrons pas exploiter ? Manquerait plus qu'on réponde à l'enquête via une IA pour que le monstre nourrisse le monstre. Voir aussi cet article https://framablog.org/2025/06/08/l-ia-ne-va-pas-vous-piquer-votre-job-elle-va-vous-empecher-d-etre-embauche/ montrant le désastre du traitement des CV par IA dont tout le monde est conscient mais qui n'empêche pas de continuer...
Au lieu de subir, nous devrions plutôt nous interroger sur cette fuite en avant vers ce toujours plus, toujours plus vite qui est perdue d'avance face au dogme productiviste. À cause de cette accélération vertigineuse, on ne prend plus le temps de se poser pour réfléchir au sens de ce que l'on fait, pour quelle utilité, pour quelle réelle plus-value. Vous me direz qu'on n'a plus besoin de réfléchir quand il suffit de faire un prompt pour demander ça 😉.
Au-delà de l'usage personnel, il est également nécessaire que les enseignant⋅es prennent du recul pour appréhender ce que peut impliquer l'utilisation de ces IA génératives pour leurs élèves mais pas seulement, notamment en regardant les effets suivants sur :
- les développement et maintien des capacités cognitives des utilisateurs et utilisatrices,
- le goût de l'effort permettant de se dépasser, de progresser,
- l'inhibition et la perte de confiance en soi car l'IA fait mieux que moi,
- la dépersonnalisation des relations humaines (voir les services publics) menant à l'isolement et au repli sur soi,
- l'accélération du temps (pour en faire quoi ? au profit de qui ?) face au temps d'apprentissage plus long des personnes avec comme illustration la disparition des métiers "juniors", stades pourtant indispensables pour acquérir les connaissances et compétences permettant d'accéder à la maîtrise des seniors (junior = senior de demain).
- l'appauvrissement des productions "intellectuelles" par auto-alimentation des IA,
- les difficultés à trier les informations face à la surproduction des données générées,
- l'appêtit sans fin des IA pour trouver des sources à ingurgiter (quid du droit d'auteur, du respect des données privées ?),
- l'appauvrissement des ressources naturelles et le réchauffement climatique accentués par la course sans fin à l'armement pour disposer de la meilleure IA,
- la dépendance à ces outils et la vulnérabilité qui en découle face aux industriels du secteur (plus puissants que les politiques et les citoyens et citoyennes).
Il ne s'agit pas d'interdire les IA qui ont leur utilité, particulièrement celles spécialisées (comme l'aide au diagnostic médical au service de pratricien⋅nes expérimenté⋅es) mais de prendre conscience de leurs limites/travers/biais pour ne pas basculer vers du tout IA comme on semble le faire actuellement et trop précocement.
Oui, nos élèves utilisent déjà l'IA et alors ? Doit-on leur apprendre à mieux l'utiliser ? Évidemment car elle est là et que sinon ceux et celles qui seront le mieux préparé⋅es seront, encore une fois, les élèves issus de milieux "favorisés". Mais faisons en sorte que l'école les évalue eux et elles plutôt que les constructions de ChatGPT, que l'école éveille cette pensée critique en montrant elle-même l'exemple avec un usage raisonné et justifié de l'IA, pas par facilité ou paresse.
Pour conclure, vu le rapport risques/avantages, et malgré les timides tentatives de régulation de l'UE qui s'expliquent par "Il faudrait quand même pas qu'on loupe le coche" (mais lequel et pour les intérêts de qui ?), l'utilisation des IA mériterait un plus large débat sociétal qui dépasse l'Éducation nationale. Débat cependant auquel elle doit prendre toute sa place au vu des enjeux, en ne se contentant pas d'être une simple courroie de transmission technologique.
Ajout le 30/06/2025 :
- Juste après l'écriture de ce billet est sorti le document "Cadre d'usage de l'IA en éducation" qui propose des mesures de bon sens (pas d'IA pour les élèves avant la 4e, usage frugal, plus-value réelle, ...) mais qu'en sera-t-il réellement...
- conférence de Khrys aux Journées du Logiciel Libre 2025 intitulée "IA, Philosophie du Libre et Féminisme" (le diaporama est accessible à l'adresse suivante : https://khrys.eu.org/conferences/ia-libre-féminisme/)