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Billet de blog 26 mars 2023

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Pour qu'ait lieu la réunion des ordres face au monarque - édition 2023

Illustration par un exemple pris dans l'Histoire.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

   Le mouvement social contre la réforme des retraites, massivement suivi, est réprimé dans des proportions jamais vues au cours du dernier demi-siècle.  La mobilisation contre les méga-bassines fait l’objet de la même répression féroce, et inouïe.

   Depuis l’invocation par le gouvernement de l’article 49.3 pour contraindre le Parlement à l’adoption de son texte augmentant de deux ans l’âge légal de départ en retraite, il y a dix jours, aux journées de grève sporadiques donnant lieu à des manifestations dans les moindres villes de France, se sont ajoutées des manifestations quotidiennes spontanées, dites « sauvages » dans la plupart des grandes villes. 

   Les chaînes de télé montrent des affrontements nocturnes dans des rues noyées de gaz lacrymogène, sur fond d’innombrables feux de poubelles, dans des reportages qui s’autorisent à peine à incriminer le pouvoir, conduisant aisément le spectateur à douter de la légitimité de ces mobilisations qui s’affranchissent des mots d’ordre syndicaux.

   Mais celles et ceux qui participent à ces manifestations, ou qui simplement se trouvent dans la rue au moment où elles ont lieu, ou encore qui s’informent par le biais des réseaux sociaux, voient les charges de police aveugles, les coups de matraque donnés au hasard, les gens jetés au sol, piétinés, insultés. Celles et ceux qui veulent bien comprendre, savent sans grand effort de réflexion, qu’ordre a été donné de casser littéralement tout mouvement de protestation, d’effrayer les manifestants.

   D’ailleurs, les médias étrangers, libres de toute obligation envers le gouvernement français, ont moins de pudeur que leurs homologues hexagonaux pour qualifier de disproportionné l’usage qui est fait de la force répressive. Hier, le Financial Times a écrit : « La France a le régime qui, dans les pays développés, s’approche le plus d’une dictature autocratique. » Des organisations comme le Conseil de l’Europe, ou Amnesty international, enjoignent le gouvernement français à plus de retenue.

   Chacun, chacune se demande bien sûr : combien de temps cette situation tendue peut-elle tenir ? De quelle manière peut-elle se résoudre ? Le pouvoir et ses partisans comptent sur la lassitude et la résignation des opposants. Les opposants n’attendent plus seulement l’abandon par le pouvoir de sa politique au service du capital, mais les choses étant allées à un tel point de non-retour, voudront une démission des actuels responsables. Et si, au lieu de ces deux alternatives, une troisième prévalait, dans laquelle le pouvoir s’abîmait dans l’illibéralisme, et allait jusqu’à réussir l’écrasement du mouvement social, liquidant l’état de droit ?

   Au point où en est la situation, l’attitude des grands médias à l’égard des choix gouvernementaux, en particulier en ce qui concerne la répression du mouvement social, est une clé essentielle de la tournure que pourront prendre les choses. Si un ou une journaliste osait, la première ou le premier, sur ces grands médias, mettre en cause le pouvoir, d’autres suivraient.

   Dans une situation chargée d’un tel poids historique, à son point de tension le plus élevé, une seule voix, même modeste, a le pouvoir d’entraîner à sa suite le corps dont elle est issue, et de faire basculer l’ensemble de la situation jusqu’ici bloquée.

   Un tel exemple, d’une telle petite voix irrévérencieuse et déterminante, me vient à l’esprit. C’est pendant le mois de juin 1789 que cette voix humble mais têtue s’est fait entendre, et a apporté sa contribution à rien de moins qu’à ce qu’advienne… la Révolution française.

   Les États Généraux étaient réunis à Versailles depuis le 4 mai. Les députés du Tiers-État adressaient invitation sur invitation aux députés de la Noblesse et du Clergé pour qu’ils s’unissent à eux en une Assemblée nationale dans laquelle chaque député disposerait d’une voix (ce serait le vote par tête), plutôt que de rester constitués en trois chambres séparées, qui chacune ne disposerait que d’une seule voix (le vote par ordre). Cette dernière modalité d’expression de l’assemblée aurait été la garantie d’une position conservatrice des États Généraux, et peu rebelle au pouvoir royal, qui aurait à coup sûr eu l’effet de faire s’allier les intérêts de la Noblesse et du Clergé contre ceux du Tiers. Dans une telle configuration, pas de remise en cause des privilèges.

   Les députés du Tiers pressaient donc leurs homologues des deux autres chambres de se réunir à eux. Une minorité de nobles autour du duc d’Orléans, frère du roi, y étaient favorables. Dans la chambre du clergé, les curés, nombreux, étaient également sensibles à cette invitation, mais ils restaient dans leur ensemble assez soumis à l’autorité des évêques, qui, pour la plupart, opinaient en faveur du vote par ordre.

   Pourtant, pendant les séances de la chambre du Clergé, il s’était trouvé des orateurs pour proposer le renoncement à l’exemption d’impôt dont bénéficiait l’ordre, c’est-à-dire l’abolition d’un privilège emblématique. Une telle proposition de nature à contribuer à une solution à la crise financière que connaissait le royaume (objet de la réunion des États Généraux), avait la faveur du bas-clergé, mais pas celle des évêques, qui manoeuvraient par de l’obstruction et de l’intimidation pour éviter qu’aucune résolution de leur ordre ne soit prise dans ce sens.

   Quand le 12 juin, une résolution est soumise au vote de la chambre du clergé, par un curé téméraire, député de cet ordre, pour la réunion des chambres du Clergé et du Tiers, trois mille citoyennes et citoyens attendent à l’extérieur du bâtiment l’aboutissement de la démarche, et le duc d’Orléans entouré de quelques partisans est dans l’antichambre, attendant le même dénouement. Mais les évêques font une nouvelle fois traîner les débats en longueur, et le pauvre curé est navré à la fin de la journée de constater le départ de la chambre de la plupart de ses soutiens potentiels… pressés d’aller dîner. L’appel de l’assiette plus fort que l’intérêt supérieur de la Nation.

   Ce curé, si l’actuel président de la République avait à dire quelque chose de lui, peut-être en dirait-il qu’il n’était personne. Il exerçait son sacerdoce depuis une trentaine d’années dans une toute petite paroisse pauvre du Poitou, aux confins de cette province et de celle d’Aunis. Il s’appelait Jacques Jallet.

   L’abbé Jallet, aussi long qu’avait déjà été son ministère, trente ans, n’avait apparemment pas cherché à laisser ses modestes paroissiens à leur pauvre condition pour assurer l’office d’une église un peu plus en vue. C’est qu’il ne se contentait pas d’assurer le culte, mais donnait de sa personne – comme tant d’autres de ses homologues – pour l’instruction de ses ouailles (il tenait à leur disposition une bibliothèque fournie), et dans le secours qu’il apportait aux pauvres : il prenait sur ses propres deniers pour assurer ce secours, et même, contractait pour eux des prêts en son nom. L’abbé Jallet avait une haute idée de la mission qui lui était dévolue, et tâchait d’agir en conséquence.

   L’hiver 1785-1786 avait régné une disette en Poitou et ailleurs dans le royaume. Jallet avait assuré le secours dont il était coutumier, mais l’ampleur de la détresse que subissaient ses paroissiens l’avait invité à en faire davantage. Il rédigea un mémoire, dans lequel il proposait à l’administration des solutions pour éviter de telles crises. Au nombre de ces solutions, il faisait figurer la mise à disposition des pauvres des biens du clergé, arguant qu’il s’agissait là de leur destination depuis l’origine, qui s’en était trouvée détournée pour ne plus être qu’à l’usage du clergé lui-même, de manière indue. Jallet n’était peut-être personne, ça ne l’empêchait pas d’être doté d’un esprit audacieux. Quelqu’un dans l’administration a-t-il jamais lu ce mémoire ? Ça, nous ne le savons pas.

   Vient le mois de janvier 1789, et la proclamation de l’imminente réunion des États-Généraux. Jallet est candidat à la députation, et élu. Sa condition modeste ne l’empêche pas de s’impliquer dans les débats, on l’a vu, et malgré l’échec de sa tentative du 12 juin en faveur de la réunion des ordres en Assemblée nationale, dès le lendemain, 13 juin, il agit de nouveau dans le même but, mais cette fois, de manière non conventionnelle, et par conséquent, inattendue des acteurs de l’époque.

   Jallet, sachant que dans la chambre du Tiers-État on procédait à l’appel des députés du Poitou de cet ordre, quitte la chambre du Clergé, et s’y présente, accompagné de seulement deux autres députés du Poitou, les curés Le Cesve et Ballard. Les députés du Tiers font un triomphe aux trois curés, les applaudissant à tout rompre alors même que le règlement proscrit les applaudissements.

   Bailly, président de l’assemblée du Tiers, et futur premier président de  l’Assemblée nationale, invite Jallet à la tribune, et dans son discours, l’orateur inattendu a ces mots :

   « Nous venons, Messieurs, précédés du flambeau de la raison, conduits par l’amour du bien public, nous placer à côté de nos concitoyens, de nos frères ; nous accourons à la voix de la patrie, qui nous presse d’établir entre les Ordres la concorde et l’harmonie d’où dépendent le succès des États Généraux et le salut de l’État.

   Puisse cette démarche être accueillie par tous les Ordres avec le même sentiment qui nous la commande ! Puisse-t-elle être généralement imitée ! Puisse-t-elle enfin nous mériter l’estime de tous les Français ! »

   C’est seulement le lendemain qu’un esprit aussi indépendant et promis à une illustre destinée que l’abbé Grégoire, suivi de cinq nouveaux ecclésiastiques, imitera l’exemple de Jallet. Dans les jours qui suivirent, la résolution interne à l’ordre du Clergé pour la réunion aux deux autres ordres devint majoritaire. C’est alors qu’arriva le 20 juin, jour grandiose, qui vit les députés trouver portes closes à la salle des Menus Plaisirs, où ils venaient siéger en tant qu’Assemblée nationale, se déporter au Jeu de Paume et prêter le serment que l’on sait, de ne pas se séparer quoi qu’il arrive, avant d’avoir rédigé une constitution pour la France.

   Si le rôle modeste et pourtant essentiel qu’a tenu Jallet pour qu’advienne l’Assemblée nationale constituante, qui procéda à l’abolition les privilèges, rédigea la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et prit tant d’autres dispositions révolutionnaires, n’a pas été retenu par la grande Histoire, les contemporains de Jallet, acteurs comme lui des premiers pas de la Révolution, le lui ont en revanche reconnu. Sur le tableau de David célébrant le Serment du Jeu de Paume, que nous avons toutes et tous en tête, le peintre n’a donné une identité avérée qu’à une trentaine des 577 députés présents ce jour-là, au nombre desquels… Jallet.

   Aujourd’hui comme hier, face au monarque, les différents ordres constituant le corps social doivent s’unir. Quand l’ordre médiatique sera sur le point d’opérer cette union avec l’ordre citoyen, le monarque devra plier. Nous attendons pour l’instant, mais urgemment, qu’une voix dans l’ordre médiatique, forcément inattendue et non autorisée, se fasse entendre, pour que tout le reste bascule.

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