Dans les années 30, l’apparition de la radio française a permis d’installer la variété française comme bande-son de la vie des Français.es. Ce genre musical reste, un siècle plus tard et malgré l’explosion du rap, le genre musical le plus écouté en France[1]. Et si les Français.es sont aujourd’hui dépeints par les médias comme un peuple divisé sur de nombreux sujets de société, la variété française, ou chanson française, fait plutôt l’unanimité[2] et les artistes ont en général une très bonne popularité[3].
Lorsque l’on écoute l’ensemble des chansons françaises à succès, on observe deux choses :
- Quelques artistes ont écrit une majorité des grandes chansons françaises, notamment entre 1975 et 1995
- Une partie de ces textes sont des textes engagés
Dans ce texte d’opinion, je vous propose de revenir sur la période des années 1975 – 1995, période que je décrirai comme l’âge d’or de la chanson engagée, et dont l’apparition s’explique par deux phénomènes : l’avènement des auteurs-compositeurs, et la fin du monopole d’Etat sur la radio.
À la fin des années 70, un changement de paradigme opère dans l’industrie musicale française puisque les vedettes-interprètes partagent désormais la scène avec de jeunes auteurs-compositeurs. Cela bouleverse les rapports de force entre maisons de disques et artistes, mais surtout cela offre une grande liberté aux chanteurs, sous-réserve de succès, pour s’exprimer sur des sujets de société. Les mélodies restent aussi entrainantes, les sonorités « s’électronisent » peu à peu avec l’arrivée des années 80 mais surtout, les textes s’enrichissent et on y voit fleurir les idées humanistes de leurs auteurs.
Paris voit donc émerger des chanteurs comme Renaud ou Alain Souchon qui, sans la puissance vocale de Johnny Hallyday, sans les dandinements de Claude François, mais avec simplement une guitare et des mots précis vont très vite trouver un public.
Engagé avant d’être chanteur, Renaud connaitra un premier succès avec Hexagone, 12 couplets pour les 12 mois de l’année dans lesquels il critique le libéralisme économique (déjà associé à la destruction de l’environnement)[4], le tournant sécuritaire de la politique française[5], le traitement de la mémoire de la Seconde Guerre Mondiale[6], la peine de mort[7] ou encore le chauvinisme[8]. Sous son air de jeune soixante-huitard arrogant, Renaud propose une analyse fine et intelligente, basée sur des faits historiques dont il invite à se souvenir absolument[9] rappelant ainsi l’aspect fondamental du devoir de mémoire. Le texte est plus que jamais d’actualité, alors que les thèses révisionnistes apparaissent de plus en plus nombreuses dans les mouvements d’extrême-droite[10].
Sur le même album figurera l’acerbe Société tu m’auras pas, chanson dans laquelle il promet de ne jamais se faire récupérer par la société[11] (sous-entendue la société libérale).
Dans Poulailler’s Song, Souchon ringardise la bourgeoise réactionnaire (les « poulaillers d’acajou ») qui se plaint du camping sauvage et de la jeunesse qui refuse de travailler pour le système capitaliste[12]. Il prévient son auditoire de la montée d’idées xénophobes qui sont systématiquement amalgamées avec la thématique de l’insécurité[13]. À la fin de la chanson, il singe le président Giscard D’Estaing, qui à l’époque se proclamait « libéral avancé », lorsqu’il dit « ne croyez pas que je sois borné, le genre rétrograde avancé ».
Cette chanson passera très peu à la radio, et Hexagone sera censurée temporairement lors de la venue du pape. Mais l’arrivée des radios libres va permettre une diffusion plus large de telles chansons.
En effet, le début des années 80 est marqué par un événement, souvent oublié, mais structurant dans l’histoire de la chanson française : la fin du monopole d’état sur la radio, permettant la légalisation des radios libres et l’apparition des radios privées (NRJ, Radio Nova, RFM…). Les artistes, et surtout s’ils ont déjà de la notoriété, peuvent désormais chanter ce qu’ils veulent à l’abri de toute forme de censure.
Assez vite, les textes des chansons à succès trouveront un écho chez les jeunes et les milieux populaires, notamment par un processus d’identification aux artistes et aux personnages des textes. À travers plusieurs albums, Renaud peint une fresque de la banlieue, dans laquelle il donne vie aux habitants de son « HLM » ou de sa « Banlieue rouge », et alors qu’à la même période, le sentiment d’abandon croit dans les quartiers, sur fond de traitement médiatique centré sur les conflits entre habitants et policiers[14].
Jean-Jacques Goldman abordera aussi le thème de la banlieue[15] dans l’hymne à l’éducation qu’est Envole-moi. Convaincu que c’est l’Ecole qui permettra l’égalité entre les hommes « à coups de livres je franchirai tous ces murs » il dénonce néanmoins un système éducatif injuste, ainsi que l’illusion d’une méritocratie dans laquelle certains méritent moins que d’autres « règles du jeu fixées, mais les dés sont pipés ».
Les années 80 sont donc riches pour la scène musicale, les radios propulsent Goldman, Berger, Cabrel, Balavoine, Souchon sur le devant de la scène, et leurs refrains portant des idéaux humanistes, sont dans toutes les têtes. Mais sur la scène politique, une autre petite musique prend une place de plus en plus importante : celle de l’extrême droite.
C’est dans ces mêmes années 80 que le Front National, devient la première force politique d’extrême droite avec des députés à l’Assemblée nationale et au Parlement Européen. Jean-Marie Le Pen incarne cette pensée identitaire et raciste, et lui donnera même une première résonnance médiatique, qui fera réagir jusqu’en haut du hit-parade.
En 1985, Daniel Balavoine sort L’Aziza (« ma chérie » en arabe) en réponse à la montée de l’antisémitisme et de la xénophobie, en particulier envers les personnes d’origine nord-africaine. Si l’écriture du texte est d’abord une réaction personnelle pour défendre les droits de son épouse juive d’origine marocaine, Balavoine parvient à en faire un texte de convergence des luttes anti-xénophobes lorsqu’il chante « ton étoile jaune c’est ta peau », mettant les discriminations racistes au même plan que le drame de l’holocauste. Ces mots résonnent aujourd’hui en contradiction avec le traitement médiatique de la guerre à Gaza et au Liban, où juifs et musulmans sont renvoyés dos à dos. Enfin, Balavoine rappelle en fin de chanson qu’il n’y a pas de fondement légal pour expulser des citoyens français issus de l’immigration « si tu crois que ta vie est là, il n’y a pas de loi contre ça ». En cas d’accession au pouvoir de l’extrême droite, devra-t-on arrêter de chanter les dernières paroles de L’Aziza ?
L’Aziza est la troisième chanson la plus vendue de l’année 85. La deuxième est Je te donne, duo chanté par Goldman et Michael Jones, également écrite en réaction à la montée de l’extrême droite. On pourrait l’oublier tant la plume de Goldman est subtile, mais il s’agit bien d’un hymne à l’universalité et à l’amour de l’autre. Le mot autour duquel s’articule le texte est « différence », que Goldman fait rimer avec « chance ». Différence de sexe, de couleur de peau, d’origine, de croyance… chacun peut y lire ce qu’il veut. Une autre phrase attire l’attention : « on s’ra jamais des standards, des gens bien comme il faut », qu’est-ce que Goldman a voulu dire par « bien comme il faut » ? Invite-t-il à remettre en question les normes et traditions de la société, en étant toutefois plus léger que Renaud dans Hexagone[16] ? Certainement. Fustige-t-il la pensée unique réactionnaire ? Probablement aussi. Ces mots prennent aussi un autre sens en 2024, à une époque où chaînes de télévision, radios, réseaux sociaux, journaux, et maisons d’éditions appartiennent à une poignée d’individus[17], et où une uniformisation du récit se met en place.
Sur la première marche du podium de l’année 85, on retrouve la chanson humaniste Ethiopie, écrite par Renaud et chantée par 35 personnalités dont Goldman, Souchon, Cabrel, Berger, Aubert… avec pour but de récolter des dons pour l’aide humanitaire en Ethiopie, où la famine frappe l’ensemble du pays. Suite à cette initiative, Coluche aura l’idée des restos du cœur, et l’année suivante, Goldman écrira La chanson des restos et organisera le premier concert des Enfoirés.
Toutes ces chansons font parties encore aujourd’hui des chansons préférées des Français.es. Et pourtant, sur les mêmes radios qui diffusent ces tubes, le procès de l’assistanat nous fait perdre de vue les valeurs de solidarité, l’état de droit semble menacé, les batailles pour l’égalité sont décriées en « wokisme », un terme vidé de sa substance par des éditorialistes réactionnaires, et les idées identitaires progressent, notamment sur un sujet qui deviendra le cheval de bataille de l’extrême droite : l’immigration. Mais revenons à nos chansons.
En 1988 sort Là-bas de Jean-Jacques Goldman. Chantée en duo avec Sirima, la chanson évoque le départ d’un jeune homme pour un pays idéalisé dans lequel tout le monde peut réussir. La chanson fait écho avec le thème du rêve américain que Goldman abordait déjà dans Long is the road, puisqu’en première lecture, les paroles « libre continent sans grillage » font naturellement penser aux Etats-Unis[18], ainsi que « l’or »[19] qui est à portée de doigt, et qui reviendra quelques années plus tard dans la chanson On ira. Cependant, certaines paroles peuvent aussi laisser imaginer que Goldman parle d’un émigré fuyant une dictature « j’aurai ma chance, j’aurai mes droits », ayant peut-être dû traverser des mers « y’a des tempêtes et des naufrages ». Désillusion du rêve américain, ou européen ? En tout cas Goldman, chante cette chanson à la première personne en se plaçant donc du point de vue de l’immigré, une approche artistique singulière pour l’époque.
La mort de Michel Berger, de Coluche, le ralentissement de la carrière de Renaud, la désillusion de la gauche mitterrandienne sont autant d’éléments d’explication d’une plus faible apparition des textes engagés dans le hit-parade des années 90. Ecrivant davantage pour les autres, Goldman nous offrira néanmoins le magnifique Aicha dont on oublie souvent qu’il est un texte féministe avant-gardiste, avec les paroles « elle a dit garde tes trésors […] je veux les mêmes droits que toi, et du respect pour chaque jour […] ».
Autre incontournable des années 90, « Foule Sentimentale » sera à la fois le plus grand succès d’Alain Souchon, et la plus belle chanson anticonsumériste jamais écrite. Souchon dénonce le modèle de société qui nous est imposé dans lequel le bonheur est matérialisé par l’achat de biens de consommation « plein nos armoires ». C’est la victoire du capitalisme, de la publicité, du marketing, du modèle de réussite sociale par la possession. Le refrain reprend la formule « il faut voir comme on nous parle », formule qui peut faire référence à l’omniprésence de la publicité dans nos vies, mais peut-être aussi, au lexique imposé par les discours politiques et médiatiques. Il dénonce un discours qui cherche à réduire les hommes et les femmes (les « foules sentimentales ») à l’état de machine à consommer. Idée que l’on retrouve aujourd’hui avec le martèlement médiatique du terme « pouvoir d’achat » pour évoquer la capacité financière des ménages. En plus d’éclipser des questions fondamentales comme celle de la rémunération et du partage de la valeur, l’utilisation abusive de ce terme instaure l’idée d’une nécessité de préserver un niveau de consommation élevé, dévalorise ceux qui ne peuvent subvenir aux besoins dictés par la publicité, et perpétue l’idéal capitaliste de l’accumulation de biens.
Continuons donc de chanter ces chansons et d’écouter leurs auteurs, surtout en période d’élections !
Chansons citées :
- Hexagone - Renaud (1975)
- Société tu m'auras pas - Renaud (1975)
- Poulailler's Song - Alain Souchon (1977)
- Envole-moi - Jean-Jacques Goldman (1984)
- L’Aziza - Daniel Balavoine (1985)
- Je te donne - Jean-Jacques Goldman et Michael Jones (1985)
- Ethiopie - Renaud et divers artistes (1985)
- Là-bas - Jean-Jacques Goldman et Sirima (1987)
- Aïcha - Jean-Jacques Goldman (1996, interprétée par Khaled)
- Foule Sentimentale - Alain Souchon (1993)
[1] D’après Statista. Attention on raisonne ici en termes de nombre d’auditeurs, pas en nombre de stream.
[2] L’émission N’oubliez pas les paroles animée par Nagui est en tête des audiences sur le créneau du début de soirée depuis 10 ans
[3] On peut prendre l’exemple de Jean-Jacques Goldman qui a été nommé 13 fois personnalité préférée des français. Dans le top 10 2023, on retrouve également Florent Pagny, Vianney, Soprano, Francis Cabrel et Grand Corps Malade.
[4] « Ils exportent le sang de la Terre un peu partout à l’étranger »
[5] « Ils sont pas lourds en février à se souvenir de Charonne ». Renaud fait référence au massacre de Charonne du 8 février 1962, événement pendant lequel la police, sur ordre du préfet Maurice Papon et aidée par des militants d’extrême-droite, a réprimé des militants de gauche faisant 9 morts et 250 blessés.
[6] « Ils oublient qu’à l’abri des bombes les français criaient vive Pétain, qu’ils étaient bien planqués à l’ombre, qu’y avait pas beaucoup de Jean Moulin »
[7] « Mais ils oublient que la guillotine, chez nous aussi fonctionne encore »
[8] « ils sont très fiers de leurs vignobles, leur Côtes du Rhône et leur Bordeaux », « leur pinard et leur camembert, c’est leur seule gloire à ces tarés »
[9] Il utilise 5 fois le terme « oublier »
[10] Comme le retrace cet article de Libération De Maurice Bardèche à Eric Zemmour, les continuités du révisionnisme d’extrême droite
[11] Renaud a pourtant appelé à voter pour Emmanuel Macron en 2017… ironie du sort ?
[12] « Que font ces jeunes assis par terre […] on dirait qu’ils n’aiment pas le travail, ça nous prépare une belle pagaille » c’est amusant de voir comme le préjugé d’une jeunesse paresseuse persiste à travers les décennies. Préjugé complétement faux comme l’explique Salomé Saqué dans son livre Sois jeune et tais-toi.
[13] « Où les peaux qui vous font la peau, sont plus bronzées que nos p’tits poulbots », « […] à Rochechouart, y’a des taxis qui ont peur du noir »
[14] Documenté par la sociologue Julie Sedel dans son livre Journalisation et dépolitisation
[15] « Minuit se lève en haut des tours », « la zone sale et les épaves et la laideur »
[16] « Les vieux principes du seizième siècle et les vieilles traditions débiles, ils les appliquent tous à la lettre, ils font pitié ces imbéciles »
[17] Voir l’infographie du Monde Diplomatique
[18] Ou à l’Europe et son espace Schengen ?
[19] Dans Long is the road « Dans chaque histoire se cache un chercheur d’or », dans On ira « On suivra les étoiles et les chercheurs d’or », la figure du chercheur d’or est centrale dans l’œuvre de Goldman
Disclaimer : La liste des chansons citées est évidemment (et heureusement) non exhaustive et restreinte sur la période d'étude (75-95). Il convient d'admettre qu'elle manque cruellement de présence féminine, tout comme les crédits des chansons du top 50 de l'époque.