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Billet de blog 5 novembre 2020

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Pourquoi la France doit reconnaître la République d'Artsakh (Haut-Karabakh)

Si un accord de cessez-le-feu est effectif au Haut-Karabakh depuis le 10 novembre, la question du statut de ce territoire demeure et a d'ores et déjà été portée à l'ordre du jour de nos deux assemblées. Article actualisé au 25/11/2020.

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Tribune publiée dans FRONT POPULAIRE le 26/11/2021.

Tandis que l'exécutif français tente de reprendre son siège à la coprésidence du Groupe de Minsk (l'accord entre les deux belligérants a été entièrement géré par la Russie), le Sénat a d'ores et déjà voté le 25 novembre une résolution portant sur "la nécessité de reconnaître la République du Haut-Karabakh". L'Assemblée nationale doit également examiner prochainement une proposition de résolution sur la reconnaissance de la République d’Artsakh, nom arménien du Haut-Karabakh. Quels sont les éléments de fond ?

1) Le Haut-Karabakh, région de l'Azerbaïdjan ou de l'Arménie ?
L'Azerbaïdjan en tant qu'Etat n'apparaît qu'en 1918.
En 1918-1921, le Karabakh fait partie de l'Arménie, et la présence arménienne y est attestée en continu depuis l'Antiquité.
C'est une décision de Staline en 1921, entérinée en 1923, qui fait basculer le Haut-Karabakh sous pavillon azéri.
Une décision non fondée sur le droit mais sur de délétères (comme l'histoire et l'actualité le montrent) calculs géopolitiques : s'attirer les bonnes grâces du pouvoir pétrolier de Bakou ainsi que du nouvel homme fort de la Turquie, Mustafa Kémal, l’idéologie panturquiste rêvant d’un espace homogène turc du Bosphore à la mer Caspienne. Idéologie qui a été une des causes du génocide des Arméniens, des Syriaques et des Grecs pontiques de 1915 à 1923, et ainsi conduit à la suppression de toute diversité culturelle d’Anatolie.
Profitant d'une Arménie exsangue, Staline cède également la région de Kars et Ardahan à la Turquie, le Nakhitchevan à l'Azerbaïdjan, exauçant par là le rêve d'une frontière commune avec la Turquie. Enfin, en bon Géorgien, il octroie le Djavakh à la Géorgie ; autant de terres historiques arméniennes dépecées. « À celui qui a, on donnera, et il aura encore plus ; mais à celui qui n’a pas, même le peu qu’il a, on lui prendra », que l'Arménie se le dise.

Illustration 1

Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes disparaît face aux calculs de Staline.
C'est pourtant ce droit qui aurait du s'appliquer dans le cadre de la constitution de ces nouveaux Etats. Et le Haut-Karabakh était alors peuplé à 95% d'Arméniens.
Le don du Haut-Karabakh à l'Azerbaïdjan en 1923 est ainsi illicite sauf, comme le remarque l'écrivain Sylvain Tesson, à fonder le droit international sur les décisions de Staline ! Ce que font la Turquie et l'Azerbaïdjan.
Dîtes moi vos maîtres...

2) La prédation de 1923 vient s'ajouter à celle des Turcs (Tatars ou Azéris inclus) qui avaient déjà pris aux Arméniens 90 % de leur territoire historique ; via des persécutions les contraignant à l'exil ou à la turquification, et surtout via donc les massacres de 1915-1923, 1909, 1905-1907, 1894-96... Et alors que simultanément, affluaient en terre arménienne des centaines de milliers de réfugiés musulmans des Balkans ou du Caucase nord, où ils étaient eux-mêmes persécutés par les nations chrétiennes. Élément aussi essentiel à rappeler. La conjugaison de ces deux phénomènes a modifié la donne démographique de la région. Prenons par exemple le cas de Bakou : encore au 19e siècle, elle était considérée comme "une ville d'Arménie" ; les Arméniens furent les premiers à y exploiter le pétrole. En 1989, on y comptait encore 180.000 Arméniens. Plus un seul ou presque aujourd'hui.
C'est de là que provient la détermination arménienne à ne plus céder le moindre km2 sans combattre à mort, y compris dans des conditions terriblement inégales comme tout récemment.
Les citoyens azéris et turcs, y compris au sein de leur diaspora en France, n'ont malheureusement pas accès à cette perspective historique essentielle, sans laquelle ils ne peuvent comprendre la légitimité arménienne.

3) Historiquement : les Turcs n'ont commencé à arriver dans la région qu'à partir du XIe siècle et cela leur pose un énorme problème d'enracinement (leur terre ancestrale est en Asie centrale) et de légitimité. Les citoyens turcs ayant effectué des tests ADN n'ont récolté que 10 à 15% de génome turcoman (le reste étant perse, arménien, syriaque, grec...). Le sujet est explosif tant la crispation identitaire sur la turcité est forte depuis 1923. "Bienheureux celui qui est turc !" est la devise de fait nationale surclassant de loin l'officielle "Paix dans le pays, paix dans le monde" (il fallait oser).
Ainsi, de même que les Turcs tentent désespérément de se faire descendre des Hittites en Anatolie, les Azéris font de même avec les Albanais autochtones du sud-est Caucase. Dans les deux cas, c'est un sujet de plaisanterie dans les milieux universitaires. Mais cet élément fait partie de l'argumentaire turco-azéri sur le Karabakh pour masquer la démarche prédatrice panturquiste.

4) En 1988, les Arméniens du Haut-Karabakh formulent de manière pacifique et dans le cadre légal soviétique leur demande de sécession et de rattachement à l'Arménie.
La réponse azérie est les pogroms de Soumgaït en 1988 puis de Bakou en 1990 . Le pouvoir soviétique fragilisé - en pleine Glasnost - redoute l'implosion et gèle la question. C'est ce qui contraint les Arméniens à la guerre d'indépendance (1991-94) à l'effondrement de l'URSS.
Ainsi, par son refus de reconnaître la demande d'indépendance légale, légitime et pacifique des Arméniens du Haut-Karabakh, l'Azerbaïdjan porte la responsabilité de la guerre de 1991 comme de celle de 2020, soit près de 40.000 morts. Et devra être jugé pour cela.

5) Sur l'argument juridique : "Les frontières de l'Azerbaïdjan ont été internationalement reconnues et le principe de souveraineté et d'intégrité territoriale s'applique donc."
a) L'Azerbaïdjan a bénéficié d'un effet d'aubaine exceptionnel :
-
D'abord par l'entérinement et la banalisation de fait de ces frontières illégitimes pendant les 70 ans de totalitarisme soviétique ;
- Puis, dans le chaos de l'effondrement de l'URSS en 1991, d'une reconnaissance de facto puis de jure par une communauté internationale sidérée par l'effondrement soviétique et dont l'idée fixe était la stabilité de la région.
Telle est la vérité que les Azéris ne veulent pas entendre depuis 1991 dans une mauvaise foi sans limite et/ou un autisme intellectuel, responsable de 40.000 morts !

b) Même stricto sensu, l'argument juridique ne résiste pas à l'analyse au fond.
En effet, le Haut-Karabakh est sorti de la République socialiste soviétique d'Azerbaïdjan en se proclamant, dans le cadre légal soviétique, République socialiste soviétique le 22/02/1988.
Or, l’Azerbaïdjan actuel n'a proclamé son indépendance que le 30/08/1991.
Donc juridiquement, quand bien même le Haut-Karabakh a fait partie de la RSS d'Azerbaïdjan, il n'a jamais fait partie de l'actuelle République d’Azerbaïdjan. CQFD.

c) Sur le principe d’intégrité territoriale : il n’est ici pas pertinent, d'abord, donc, en raison de l'acquisition arbitraire et illégitime en 1923 ; ensuite et surtout, parce que la Cour internationale de Justice a statué en 1995 (affaire Timor Oriental) que le droit des peuples à l’autodétermination primait sur le principe d’intégrité territoriale.

Enfin, sur l'argument légitimiste de l'Azerbaïdjan "Le Karabakh est une région de l'Azerbaïdjan" : cf. supra, présence arménienne attestée depuis 2000 ans, notamment dans l'architecture, droit des peuples à disposer d'eux-mêmes en 1921-23, sécession dans le cadre légal soviétique en 1988 : les Arméniens cochent toutes les cases. Les Azéris aucune, à l'exception de quelques gouverneurs azéris nommés au cours de la période impériale perse pour régner sur le khan, par connivence musulmane. 

La démonstration est claire et voilà pourquoi la France doit soutenir la primauté du droit sur la force et reconnaître sans délai la République d'Artsakh. Entre-temps, l'Azerbaïdjan et la Turquie se sont engouffrés dans la brèche de notre mollesse et de notre zèle juridique attentiste pour accomplir leur entreprise de prédation meurtrière.
Outre sa coprésidence du Groupe de Minsk, la France est particulièrement concernée par le statut du Haut-Karabakh à double titre :

- D'abord, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité, la France a une responsabilité et une capacité particulières pour :
* Promouvoir les valeurs universelles de la démocratie et de l’État de droit ;
* Agir au sein du Conseil de sécurité chaque fois que la défense de ces valeurs et de ces normes le nécessite ;
* Rompre la dynamique belliqueuse portée par Erdogan, chaque laissé faire étant un encouragement à aller plus loin.

La reconnaissance de la République d'Artsakh ouvrira la perspective d'une entrée dans la sphère des Nations unies et partant, d'un envoi de casques bleus pour veiller au cessez-le-feu en lieu et place des forces russes.

- Ensuite et surtout, l'actualité en France nous rappelle cruellement que ce qui se joue au Karabakh rejoint la combat qui est à mener sur notre sol, à savoir un combat pour des valeurs :
respect de l'altérité, primauté du droit sur la force, droit à la démocratie - l’Artsakh en est une, la Turquie et l’Azerbaïdjan, non -, droit à l'autodétermination, et à la vérité historique (en l'occurrence, reconnue par notre loi de 2001).
Comme en leur temps Clémenceau, Jaurès, A. France, Proust, C. Péguy, R. Rolland et d'autres l'avaient compris, il n'en va pas simplement d'une affaire arménienne mais d'un combat pour des valeurs qui sont l'ADN de la France.

Voilà pourquoi le Président de la République et le Ministre de l'Europe et des Affaires étrangères ne doivent même pas attendre le vote de la résolution par l'Assemblée nationale mais prendre le leadership de la reconnaissance internationale de la République d'Artsakh.

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