S'il y a des moments bien féconds en science, c'est notamment quand des disciplines complètement indépendantes se rencontrent de manière inattendue. C'est généralement à ces nouvelles frontières que des idées créatives émergent. Prenez par exemple, au hasard hein, l'étude des manuscrit anciens et la biologie moléculaire. Jetez-les dans une marmite. Touillez. Qu'en sort-il ? Vous séchez ? Et pourtant...
C'est un article du site du mensuel de vulgarisation Scientific American qui donne la réponse...
Un des objectifs des études bibliographiques, c'est d'identifier la date et la localisation d'origine d'un manuscrit. Les techniques traditionnelles reposent principalement sur l'identification graphologique et stylistique desdits parchemins. J'imagine qu'on doit pouvoir aussi s'intéresser aux matériaux utilisés : encre, « papier » etc. Mais ce qui n'a pas échappé à certains généticiens, c'est justement la nature de ce papier : le parchemin n'est ni plus ni moins que de la peaux d'animal (notamment ovins et caprins)... Vous me voyez venir : même toute sèche, même après un séjour prolongé dans des monastères, des bibliothèques et des musées, une telle peau est bourrée d'ADN. Enfin bourrée, peut-être pas, mais il y en a, tout comme il y en a dans la peau non moins sèche de momies bien plus anciennes.
Or l'ADN, les généticiens en mangent matin, midi et soir. Ils savent l'extraire, l'amplifier, le séquencer, même quand il y en a très peu... et donc obtenir une foultitude d'informations sur l'organisme dont il est issu. Notamment reconnaître de quelle espèce il provient, ça n'est pas la chose la plus compliquée, et de loin. Comme le raconte Scientific American, c'est cette idée toute bête, si j'ose dire, qui a excité les neurones du bibliographe Timothy Stinson, et dont il s'apprête à communiquer les premiers résultats au congrès annuel de la Bibliographical Society of America de New York, fin janvier.
Bon, mais une fois qu'on a extrait de l'ADN de chèvre pliée en huit, à quoi cela risque-t-il de servir ? A donner l'âge du livre ? D'une certaine manière, oui. Mais il faut à ce stade faire une petite précision. Les chèvres du Moyen-âge ressemblaient globalement très certainement aux chèvres d'aujourd'hui. Ce que j'entends par là, c'est qu'à l'échelle de l'évolution, mille ans sont une paille, si l'on tient compte du nombre de générations de ces animaux. Un peu comme nous : notre structure génomique ( l'organisation de nos gènes sur les chromosomes) est strictement la même que celle que l'on peut trouver chez nos lointains ancêtres sapiens préhistoriques. Comment, alors, faire jouer ici à l'ADN un rôle d'horloge biologique moléculaire ?
Tout simplement en cumulant les informations génétiques : les races caprines, par exemples, se définissent l'une par rapport aux autres par des différences de caractères qui ont été sélectionnées en un endroit et pas dans un autre par l'homme. Ces différences, au plan génétique, ce sont des copies différentes (on appelle ça des allèles) de certains gènes, donc de certaines séquence d'ADN. Une race caprine va donc se définir par des proportions propres de ces allèles. Même structure générale du génome entre toute les races (car elles font toutes partie de l'espèce « chèvre ») mais des variations locales. Or un manuscrit, ce sont plusieurs dizaines d'animaux ratatinés, supposés provenir du même coin donc de la même race. Excellent point de départ pour établir ces proportions, donc. Bingo.
Oui mais oui mais... comment rattacher ces informations à d'autres ? Comment savoir que l'ADN vieux de mille ans correspond à telle race locale de l'époque ? C'est là où l'interdisciplinarité rentre en jeu : certains manuscrits sont très bien datés. Grâce à ceux-là, on établirait une base de données des ADN correspondant. On croiserait avec ce qu'on sait, par des études historiques traditionnelles, des animaux de l'époque. On pourrait alors dire : « puisque ce livre a été écrit avec certitude en telle année, l'ADN retrouvé correspond avec grande probabilité aux races locales de l'époque et de l'endroit ou l'on l'a fabriqué ». Et l'idée, vous avez compris, c'est de partir de cette base de données pour déduire les autres, puisque tous les animaux sont, apparentés, plus ou moins lointainement dans l'espace et dans le temps. Merci l'unicité du vivant, et merci la théorie de l'évolution sur laquelle cette génomique comparative se fonde.
Evidemment comme toujours, cette idée porte en elle ses propres problèmes. ADN pour ADN, certains généticiens rappellent confraternellement que lesdits manuscrits pourront aussi avoir été traités avec des produits d'origine animale ce qui pourrait apporter des confusions sans parler des champignons et moisissures qui attaquent inévitablement les manuscrits. De même, rien n'interdit a des animaux d'une race locale d'avoir voyagé avant de passer de la 3D à la 2D sous forme de Très Riches Heures du Duc de Berry. Stinson ne se démonte pas face à ces réserves et prétend même renverser le problème en utilisant ces données pour étudier justement les voies commerciales par lequel livres et animaux transitaient à l'époque. Et donc en découvrir plus sur la société médiévale. Décidément, ce n'est plus une technique d'appoint, c'est un couteau suisse, ces tests ADN !
Les temps à venir permettront de voir si cette application est utile, ou si elle pose plus de problèmes qu'elle n'apporte de réponse. C'est la large gamme des pistes proposées qui est ici appétissante car on peut voir notamment ici que l'idée n'est pas forcément toute neuve. Il ne faut pas être grand clerc (ouarf) cependant pour penser que cela risque d'apporter au mois d'ouvrir des horizons, quitte à ce qu'ils ne soient pas exactement ceux qui sont ici prévus. Un grand classique en science !
Pour l'anecdote, il se trouve que le bibliographe Stinson n'a pas eu aller bien loin pour trouver un biologiste intéressé. Il s'agit en effet de Stinson Michael, frère du précédent ! On imagine la scène : déjeuner familial le dimanche, un bon gigot d'agneau, et soudain : « Michael, tu savais que ce que tu manges servait à faire les livres autrefois ?
-Et toi, tu savais que c'est bourré d'ADN ? »
Et soudain, un sourire complice...
Illustration extraite du Codex Gigas, trouvée ici.