Etonnant, on est en train d'observer la fusion de deux espèces proches ! Cela ne vous étonne pas ? Faites un petit effort d'imagination : si je vous annonçais que l'on observait actuellement une fusion entre, disons, les ânes et les chevaux, de telle sorte qu'ils soient en passe de devenir une seule et même espèce, avouez que cela aurait un certain retentissement ! C'est pourtant exactement ce qui est en train de se passer pour deux espèces de ... bactéries.
J'en vois qui passent déjà leur chemin, convaincu que ces microbes sont de la menue monnaie : ils ont tort. Car cette information est intéressante à plus d'un titre.
Vous vous souvenez peut-être qu'on avait a peine commencé à défricher le problème de la définition d'une espèce. En première approximation, j'avais provisoirement retenu la définition la plus classique, celle d'Ernst Mayr ( le grand biologiste, auteur de la synthèse néodarwinienne au milieu du XXème siècle) : une espèce est un groupe d'individus interféconds donnant des descendants féconds. C'est une définition qui a un très large domaine de validité, mais il y a un hic : les bactéries. Certes, les bactéries peuvent se reproduire par une forme de proto-sexualité ( échange de matériel génétique) très rudimentaire appelée « conjugaison », mais la plupart du temps, , elles se divisent en deux, puis en deux, puis en deux... Essayez donc d'appliquer la définition précédente : que sont, dans ce cas, des « individus féconds », des « descendants féconds » ... en l'absence de fécondation ? Argh. La définition de Mayr ne tient pas ! Et comme les bactéries doivent constituer 99,99% des êtres vivants sur terre, cela fait quand même désordre...
On est donc fondés à chercher une autre définition, qui peut reposer par exemple sur la proportion de génome identique et/ou sur le partage de niche écologique. On finit toujours par s'en sortir ( parfois provisoirement), ce qui montre finalement la grande plasticité de cette définition et donc sa grande subjectivité...
Dans le cas qui nous intéresse, prenons deux espèces de bactéries proches, Campylobacter jejuni et Campylobacter coli. Ce sont des bactéries parasitant le système digestifs d'animaux domestiques. On estime que ces deux espèces ont un ancêtre commun et ont divergé il y a plusieurs millions d'années au cours de ce qu'on appelle logiquement la « spéciation ».Après cette divergence, les deux espèces ont infecté différentes populations, notamment de poules, et ont poursuivi leur évolution parallèle. Résultat des courses, elles n'ont « plus que » 86,5% de patrimoine génétique commun ( rappel : l'Homme et le Chimpanzé en partagent, eux... 99%!). Ce sont donc deux vraies espèces différentes ! Jusqu'ici, rien que de très classique. Mais c'est après que ca devient plus étonnant. Depuis 10 000 ans, quelquechose se passe : l'Homme domestique les animaux. Et notamment : il les sélectionne et les concentre... résultat : les deux espèces se retrouvent... et s'hybrident (via la conjuguaison évoquée plus haut) !
On avait déjà pu observer partiellement cette tendance « inverse » avec différentes espèces de pinsons des iles Galapagos (d'ailleurs décrits par Darwin lui-même), qui colonisaient les mêmes îles. Mais depuis, nous disposons d'outils moléculaires précis, pour quantifier ce phénomène transitoire et étonnant qu'est la fusion d'espèces. Et l'on peut donc appréhender la dynamique de cette hybridation qui semble en fait être une absorption de l'une par l'autre. Dans les individus testés, C. coli semble intégrer des gènes de C. jejuni à une fréquence 20 fois plus grande que l'inverse. En gros C. jejuni est en train de coloniser C. Coli, et on est capable la vitesse de ce processus. Fascinante expérience qui permet d'observer une situation de « fusion » rare qui, de plus, est d'habitude présentée de manière théorique, tout comme l'inverse, la « spéciation ». Je me suis toujours demandé à quel moment on déciderait que deux individus ne sont plus interféconds. Et donc qu'une nouvelleespèce apparäit. Quand 50% des couples échouent à se reproduire ? 75% ? 100 % ? Là encore, les définitions forcément arbitraires ont toute leur importance. Par ailleurs, puisqu'il n'y a pas de définition totalement consensuelle, certains chercheurs critiquent l'approche purement quantitative. Ils soulignent que l'espèce absorbée n'aura vraiment disparu que quand elle aura perdu tous les gènes spécifique de sa niche propre. Pertinent, mais pourquoi ce choix particulier ? On voit bien ici encore que la subjectivité pointe le bout de son nez ! Il n'en demeure pas moins qu'observer une spéciation « en cours » est une sorte de privilège rare, alors imaginez la fusion-qui-en-plus-est-une-absorbtion : un régal !
Enfin ceci est aussi l' illustration non moins fascinante et inattendue de ce que l'action de l'Homme est capable d'engendrer, même si d'autres facteurs ont pu y contribuer.