Thomas Pierret

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Billet de blog 15 août 2011

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Qui sont les oulémas contestataires en Syrie ?

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Bachar al-Assad prie à la mosquée des Omeyyades de Damas à l'occasion de la célébration de la naissance du Prophète, février 2011

Le 1er août dernier, qui coïncidait cette année avec le début du mois de Ramadan, l’armée syrienne lançait une offensive contre la ville de Hama, théâtre depuis plusieurs semaines d'imposantes manifestations. Les jours suivants, deux communiqués ont été publiés par les oulémas de Damas et Alep pour condamner les violences et en attribuer la responsabilité au régime (1). Outre l’arrêt de la répression, les deux textes demandent au pouvoir de mettre immédiatement en œuvre des réformes politiques, à commencer par la libération de tous les prisonniers d’opinion.

Des oulémas damascènes avaient déjà rédigé un communiqué de même nature en avril dernier, mais sa publication avait été empêchée par les services de sécurité. En revanche, ils’agit ici de la première prise de position collective publique de leurs collègues alépins, qui sortent ainsi de près de cinq mois de silence quasi total.

Sur le fond, on est loin d’un discours incendiaire, les oulémas syriens n’étant évidemment pas en position d’adopter la posture radicale de leurs collègues koweïtiens qui viennent de déclarer le régime baasiste "infidèle [kafir] enparoles et en actes". Les communiqués des leaders religieux de Damas et Alep constituent néanmoins un sérieux défi adressé à un régime qui continue de présenter la répression des manifestations comme une opération de police dirigée contre des "bandes armées salafistes" stipendiées par des puissances étrangères. Qui plus est, le texte alépin égratigne les prétentionsdu pouvoir à incarner l’ordre et la légalité en demandant que soit mis fin auxattaques perpétrées contre les "manifestants pacifiques" par des "parties qui ne représentent pas l’État". Cette dernière proposition fait allusion aux groupes mafieux armés par les autorités et utilisés en tant queforces de répressions supplétives. Généralement connus sous le nom de shabbiha, ces groupes sont principalement composés, à Alep, de membres de clans bédouins connus de longuedate pour leur implication dans divers trafics.

Plus fondamentalement, toutefois, c’est l’identité des signataires qui donne tout leur poids à ces initiatives. Les rangs des oulémas protestataires (vingt pour Damas, onze pour Alep) comptent en effet bon nombre de figures centrales de l’élite religieuse. C’est particulièrement frappant dansle cas du communiqué alépin : outre Nur al-Din Itr, largement considéré comme le meilleur spécialiste syrien du hadith (tradition prophétique), le document est signé par les cinq plus hautes figures de l’administration officielle locale de l’ifta’ (émission de fatwas) : les deux Muftis d’Alep, Ibrahim al-Salqini et Mahmud‘Akkam, leur secrétaire général Muhammad al-Chihabi, le responsable des "guichets à fatwas" (2) ‘Alaal-Din al-Qasir, et le Mufti de la ville voisine d’al-Bab, Ahmad al-Naasan.

De tels hauts-fonctionnaires religieux n’apparaissent pas dans la liste des signataires damascènes, qui se distingue également de son pendant alépin par la présence de représentants bien connus de l’opposition islamique comme l’ancien prêcheur de la mosquée des Omeyyades Mouaz al-Khatib, brièvement incarcéré en mai dernier, et le théoricien de la non-violence Jawdat Sa‘id. Le document n’en a pas moins reçu l’appui de savants renommés enseignant à la prestigieuse mosquée des Omeyyades de Damas, dont le Cheikh des Lecteurs du Coran Krayyim Rajih, le maître soufi Hicham al-Burhani et le prêcheur de la mosquée Abd al-Karim al-Rifa'i, Oussama al-Rifa‘i. C’est à ce même cercle, très fermé, des enseignants de lamosquée des Omeyyades qu’appartenait jusqu’il y a peu le cheikh Muhammad al-Yaaqubi, première grande figure du clergé syrien à faire ouvertement défection en quittant le pays et en participant à un congrès de l’opposition organisé à Istanbul en juillet dernier.

Faudrait-il conclure de ce qui précède que le divorce serait en passe d’être consommé entre le régime syrien et son élite religieuse ? On n’en est pas encore là, loin s’en faut. Indépendamment des fonctions qu’ils exercent dans l’administration religieuse ou à la mosquée des Omeyyades, les plus renommés des signataires ont en commun d’être, pour le régime, ce que l’on pourrait appeler des "partenaires religieux de seconde génération". Nous entendons par-là des acteurs dont l’intégration dans l’establishment clérical est relativement récente, ayant été précédée d’une phase de répression et d’exclusion. Pour la plupart, ces acteurs sont progressivement revenus en cour à partir des années 1990, à la faveur de la très timide libéralisation de la politique religieuse du régime, alors soucieux de se rapprocher des secteurs sociaux conservateurs (3).

De cette réalité atteste la présence parmi les signataires de plusieurs anciens exilés politiques comme les frères Oussama et Sariya al-Rifa‘i, leaders d’un mouvement de prédication nommé Jama‘at Zayd ("le groupe de lamosquée Zayd"), auquel son implication dans l’insurrection islamiste de1979-1982 avait valu d’être interdit jusqu’au milieu des années 1990. Un quart des signataires du communiqué évoqué ici sont membres de ce mouvement (4). De même,côté alépin, Abu al-Fath al-Bayanuni, revenu en Syrie en 2001 après quatre décennies d’exil, est le fils du fondateur d’un groupe similaire à celui des frères al-Rifa‘i, Abi Dharr, qui avait été totalement éradiqué en 1980. Qui plus est, il est le frère de l’ancien Contrôleur général des Frères Musulmans Ali Sadr al-Din al-Bayanuni, actuellement basé à Londres. (5)

S’ils n’ont pas ou peu connu l’exil, d’autres signataires sont les héritiers de figures qui ont un jour souffert de la férule baasiste : Krayyim Rajih est le successeur spirituel du cheikh Hassan Habannaka (m. 1978), chef de file de l’opposition religieuse dans les années 1960, tandis que Nural-Din Itr est le gendre du grand saint alépin Abdallah Siraj al-Din (m. 2002), rigoureusement apolitique mais hostile à toute compromission avec le régime, si bien que les meilleurs professeurs de son institut islamique, la madrasa Chaabaniyya, durent se réfugier à l’étranger au début des années 1980. À Alep toujours, les frères Muhammad et Nadim al-Chihabi sont des disciples du cheikh Abd al-Qadir Isa (m. 1991), grand maître de la tradition soufie chadhilite en Syrie du Nord, qui fut contraint de passer les dix dernières années de sa vie en Turquie.

Le cheikh Krayyim Rajih

Aussi surprenant que cela puisse paraître, même le Premier Mufti d’Alep Ibrahim al-Salqini appartient à cette catégorie des partenaires de seconde génération : fils et petit-fils d’éminents oulémas, il a toujours été connu pour son indépendance politique, au point d’être élu, aux législatives de 1973, sur une liste électorale appuyée par les Frères Musulmans, qui le tiennent toujours en très haute estime. Sa nomination en 2005 à la tête de l’islam alépin était donc destinée à amadouer la mouvance islamique à une époque où le régime traversait une grave crise diplomatique suite à l’assassinat du Premier Ministre libanais Rafiq al-Hariri.

Le Premier Mufti d'Alep Ibrahim al-Salqini

La deuxième génération de partenaires religieux du régime syrien se définit bien sûr par opposition à une "première génération". Celle-ci se compose des acteurs qui ont démontré leur loyauté avant, ou tout au moins pendant l’insurrection de 1979-1982. À Damas, il s’agit de la confrérie de l’ancien Grand Mufti Ahmad Kaftaro (m. 2004), des élèves du cheikh Salih al-Farfur (m. 1986) (institut al-Fath), et du célèbre savant d’origine kurde Sa‘id Ramadan al-Bouti. À Alep, les plus fidèles alliés religieux du pouvoir sont les disciples du cheikh Muhammad al-Nabhan (m. 1974), parmi lesquels le très influent ex-directeur de l’administration religieuse locale Suhayb al-Chami, et son ennemi mortel, l’actuel Grand Mufti Ahmad Hassoun. En échange de leur loyauté, ces acteurs ont bénéficié d’un accès privilégié aux fonctions religieuses officielles, aux médias, aux travées du parlement, ou encore aux autorisations nécessaires au développement d’instituts islamiques privés. Une minorité d’entre eux ont lié plus étroitement encore leur destin à celui du régime en bâtissant des fortunes personnelles colossales grâce au détournement des revenus des biens de mainmorte (waqf).

Ces alliés de longue date du pouvoir sont encore loin de hausser le ton : les moins conciliants d’entre eux se taisent, tandis que d’autres défendent bec et ongle le régime. C’est incontestablement le Dr al-Bouti qui s’est montré le plus enthousiaste dans ce domaine : interrogé sur la pratique de la police syrienne consistant à forcer les prisonniers de sensibilité religieuse à blasphémer, le savant a répondu que la responsabilité du problème incombe en premier chef à ceux qui contreviennent aux commandements divins en manifestant contre le Prince ...

Notes

(1) Le communiqué damascène parle d’"entière responsabilité" du régime, tandis que les oulémas alépins font porter à celui-ci "la plus grande part de la responsabilité". Pour une traduction du communiqué damascène et une évocation des tentatives de falsification du texte par le régime, voir cet article sur le blog de l'ancien diplomate Ignace Leverrier.

(2) Les Muftis des villes syriennes ont une fonction surtout protocolaire. La tâche de répondre aux questions juridico-religieuses des citoyens est confiée à des clercs de moindre importance qui animent des guichets à fatwas au siège de l'administration de l'ifta'.

(3) Mahmud Akkam, Second Mufti d'Alep, fait exception à cette règle puisqu'il était déjà l'une des figures religieuses les plus en vue d'Alep durant les années 1980, lesquelles furent pour la plupart de ses pairs des années de plomb.

(4) Outre les frères al-Rifa'i, il s'agit de Nadhir Maktabi, Muhammad Fayiz Awad et Abd al-Rahman al-Kawki, arrêté en 2009 suite à une émission d'Al Jazeera durant laquelle il avait critiqué les positions hostiles au niqab (voile facial) du Cheikh d'al-Azhar Sayyid Tantawi.

(5) Les autres anciens exilés sont, pour le communiqué damascène, Hicham al-Burhani, Muhammad Fayiz Awad et Adnan al-Saqqa (prêcheur très influent de la ville de Homs) ; pour Alep, il s'agit de Nadim al-Chihabi.

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