Durant ce mois d'octobre, deux grands oulémas syriens exilés se sont adressés, via le site You Tube, aux habitants de Damas et Alep. Les hommes de religion ont exprimé leur impatience, voire leur colère, face au calme régnant depuis le mois de mars dans les quartiers aisés des deux plus grandes villes du pays. Ce faisant, les savants ont tenté d'utiliser l'ascendant spirituel qu'ils sont supposés exercer sur leurs alliés historiques de la classe marchande. Le succès d'une telle démarche est cependant loin d'être acquis. Cela, non parce que les imprécateurs virtuels manqueraient de crédibilité, mais parce que la bourgeoisie pieuse syrienne, enrichie par une décennie de libéralisation économique, préfère apparemment la "stabilité" que lui garantit le régime à une protestation populaire potentiellement porteuse de révolution sociale.
Le premier à intervenir de la sorte sur le web fut Muhammad Ali al-Sabuni (n. 1930), éminent exégète du Coran établi en Arabie Saoudite depuis un demi-siècle et président de la Ligue des Oulémas Syriens, une organisation proche des Frères Musulmans représentant les hommes de religion en exil. S'adressant aux habitants de sa ville natale d'Alep, al-Sabuni ne cache guère sa déception vis-à-vis de la "faiblesse" du soutien qu'ils ont apporté à leurs compatriotes des autres gouvernorats, victimes des exactions de la soldatesque d'al-Assad. Cette faiblesse, souligne le savant, revient à aider le tyran dans l'oppression de ses sujets et à se faire le complice de ses crimes, une attitude qui expose ceux qui l'adoptent "à la vengeance divine", c'est-à-dire aux flammes de l'Enfer. À l'inverse, la participation à la révolution est décrite comme une "obligation religieuse".
Le second message vidéo est l'oeuvre du cheikh damascène Muhammad Abu al-Huda al-Ya'qubi (n. 1962), qui enseignait la théologie dogmatique à la mosquée des Omeyyades de Damas avant de s'exiler au printemps dernier. Sur un ton orageux, le religieux morigène lui aussi ses ouailles virtuelles pour leur inaction face aux méfaits du pouvoir : "Comment pouvons-nous tolérer l'humiliation ? Comment pouvons-nous accepter que l'on verse le sang de nos frères ? Que l'on viole nos filles ? Comment osons-nous nous taire comme cela et nous cloîtrer dans nos maisons ?". Le laïus s'adresse sans ambiguité aux classes privilégiées, dont al-Ya'qubi est lui-même issu : "Es-tu de ceux qui aiment Dieu (...) ou crains-tu pour ton commerce ou ta fonction ? Le moment est venu de sacrifier fonctions, argent et commerce. Au Jour du Jugement, seul vaudra le jihad sur la voie de Dieu, la défense de la Vérité."
Plutôt qu'à la prospérité en tant que telle, c'est au développement récent du consumérisme qu'al-Ya'qubi attribue la perte du sens de l'honneur qui frapperait la population de la capitale : "Les gens de Damas n'étaient pas comme cela dans le passé ! Est-ce que le chocolat et le fast food ont produit un nouveau type d'individus ?! Sont-ce les chewing gum ?!" La responsabilité des Damascènes est d'autant plus grande, estime al-Ya'qubi, que le destin de la famille régnante est entre leurs mains : "si vous sortiez tous dans la rue, le régime tomberait en quelques jours".
Les deux vidéo-prêcheurs ne sont pas les premiers à s'indigner de la complaisance de la bourgeoisie pieuse vis-à-vis du régime en place. Lorsqu'en août dernier, les forces de répression ont agressé dans sa mosquée le cheikh Oussama al-Rifa'i, ce sont les banlieues populaires de Damas qui ont manifesté, tandis que le calme régnait dans les quartiers aisés où la victime recrute pourtant la plupart de ses disciples. Dépité, un élève d'al-Rifa'i écrivait alors, en guise de légende d'un montage vidéo accusateur : "Ô Cheikh Oussama ... tes élèves t'ont trahi ... les gens de Damas t'ont trahi."
Comme al-Sabuni et al-Ya'qubi, l'auteur de ces dernières ligne doit faire face à une dure réalité : ni le ressentiment confessionnel vis-à-vis d'un régime dominé par des alaouites, ni la profonde islamisation de la société au cours des dernières décennies n'ont engendré de solidarité communautaire parmi les sunnites de Syrie. En effet, bien plus que l'identité religieuse, ce sont les appartenances de classe et le clivage ville-campagne qui déterminent en premier chef les positionnements - très contrastés - des sunnites syriens vis-à-vis du pouvoir.
Il est donc douteux que les appels des oulémas exilés soient suivis d'effet, tant les catégories sociales privilégiées semblent, pour l'heure, "perdues" pour la révolution syrienne. Cela d'autant plus que l'avenir de cette dernière se jouera probablement moins dans les villes que dans les campagnes, où les déserteurs de l'Armée Syrienne Libre tentent aujourd'hui de poser les bases d'un mouvement de guérilla.