Depuis plusieurs mois se sont multipliées, sur le site You Tube, les vidéos de militaires syriens en uniforme annonçant, face caméra, leur désertion de l’« armée assadiste criminelle » et leur ralliement à l’Armée Syrienne Libre. Il y a quelque jour, c’est un tout autre type de désertion qui était mis en scène sur ce même média. Le document, daté du 17 décembre, montre des femmes, vêtues de longs manteaux sombres et voilées de blanc ou de bleu, se tenant debout derrière le drapeau des révolutionnaires syriens. L’une d’entre elles, vraisemblablement la plus âgée (le plan est cadré de manière à ne pas montrer les visages), lit un communiqué dans lequel elle proclame sa défection du groupe des « Qoubeisiyyat » en raison de l'hostilité de ces dernières à la « révolution de la Vérité ».
Qui sont donc ces mystérieuses Qoubeisiyyat ? Leur nom, qui pourrait se traduire par « Qoubeysistes », fait référence à leur maîtresse spirituelle Munira al-Qoubeysi. Née en 1933, cette enseignante de biologie fonde à la fin des années 1960 un mouvement d’éducation islamique strictement féminin. Organisé selon la hiérarchie rigoureuse des confréries soufies, le réseau agit principalement par le biais de cercles d’études informels, auxquelles viennent s’ajouter, durant la dernière décennie, des écoles primaires et un institut de mémorisation de la Sunna. Le nombre de Qoubeysiyyat est inconnu mais le groupe est très probablement le plus grand mouvement islamique de Syrie, hommes et femmes confondus (1).
Bien que positivement perçues par les oulémas en raison de leur contribution majeure à la réislamisation de la gente féminine, les disciples au visage voilé d'al-Qoubeysi suscitent beaucoup d’interrogations souvent phantasmatiques. Celles-ci résultent d’abord du mystère qui entoure le personnage de « Demoiselle Munira », dont peu de gens connaissent le visage et qui, surtout, ne s’est jamais mariée. Le groupe intrigue également en raison de son uniforme composé d’un manteau sombre et d’un voile dont la couleur correspond à l’avancement des membres au sein de la hiérarchie : blanc pour les novices, bleu de plus en plus foncé à mesure que l’on gravit les échelons intermédiaires, et noir pour l’élite. Enfin, les milieux laïcs se sont régulièrement inquiétés du succès des Qoubeysiyyat au sein des classes supérieures, nombre de leurs cadres étant des épouses d’hommes d’affaires voire de responsables politiques. Centré, en Syrie, sur la capitale, le mouvement a établi des branches au Liban (« Sahriyyat », du nom de la représentante locale d’al-Qoubeysi, Sahr al-Halabi) et en Jordanie (« Tabba‘iyyat », du nom de Fadiya al-Tabba‘). Remontant les chaînes migratoires levantines, il a également pris pied en Amérique du Nord.
Longtemps confinées à l’espace privé en raison de l’interdiction qui pèse sur leurs activités, les Qoubeysiyyat sont autorisées en 2006 à se réunir dans les mosquées, manière pour le régime de donner des gages à l’opinion religieuse dans un contexte de crise régionale. Durant la décennie écoulée, les prédicatrices du groupe jouent également de leurs relations intimes avec les milieux d’argent et de pouvoir pour prendre le contrôle d’un nombre important d’écoles damascènes, contournant ainsi des dispositions légales qui rendent théoriquement très difficile la privatisation de tels établissements.
En 2008, le régime, inquiet de l’influence grandissante des Qoubeysiyyat, décide de rompre avec le « laxisme » des années antérieures en créant un département ministériel de supervision de la prédication féminine et en s’efforçant d’inverser le mouvement d’« islamisation » des écoles contrôlées par le groupe (2). Lorsqu’éclate le soulèvement de 2011, les relations entre le régime et les Qoubeysiyyat sont donc loin d’être cordiales. Les secondes demeureront néanmoins loyales au pouvoir au point, à en croire le communiqué des dissidentes, d'expulser du groupe les adeptes favorables à la révolution. Cela n’est guère surprenant eu égard à l’inscription sociologique du mouvement qui le lie, par la voie matrimoniale, à des milieux restés jusqu’ici fidèles à la famille al-Assad. L’avenir dira si les Qoubeysiyyat dissidentes constituent un phénomène marginal, ou si elles annoncent le glissement de la bourgeoisie pieuse vers la contestation.
(1) Sur l'histoire, les pratiques et l'organisation du mouvement, voir Aurelia Ardito, "Les cercles féminins de la Qubaysiyya à Damas", Le Mouvement Social, n° 231, 2010, pp. 77-88.
(2) Ces écoles se sont notamment vues reprocher de violer la réglementation en ajoutant des heures d’éducation religieuse au programme défini par le Ministère.