Nous sommes mardi 24 septembre 2024 à Paris, il est 19h. Il pleut. Un certain hasard me fait monter dans un taxi pour y passer deux heures. Investi d'une mission urgente et importante par un voyageur étourdi, je dois rapidement apporter une carte d'identité au terminal 2G de l'aéroport Charles de Gaulle. Son propriétaire l'a oubliée et doit décoller dans une heure et demie pour se rendre dans le Sud-Ouest de la France. Heureusement, la circulation n'est pas encombrée à cette heure de sortie de bureau. C'est jouable !
Malgré mon humeur agacée et rapidement résigné face à tout ce temps que je vais perdre, le chauffeur et moi engageons la conversation. Il débute sa rotation, je suis son premier client. Il souhaite s'arrêter quelques instants à Porte Dorée pour attraper un café pour la route. Je lui demande d'attendre d'arriver à l'aéroport. Chaque minute compte ! Je lui explique ma situation. Il comprend. Une canette dans son sac fera l'affaire.
Nous discutons de choses et d'autres, en commençant par commenter l'actualité à la radio : nous sommes effarés par les attaques israéliennes qui frappent le Liban. On s'accorde sur le fait qu'il faut aussi regarder ce qui se cache derrière toute guerre : des intérêts économiques et géopolitiques. Et l'individualisme des dirigeants qui les mènent. Je cherche sur mon téléphone la citation de Paul Valéry sur les guerres, les massacres et leurs dirigeants que mon voyageur m’a fait connaitre.
Le chauffeur, lui, prône la tolérance, le vivre-ensemble. Il met d'ailleurs en avant qu'il a des amis juifs, dont Juda, qu'il respecte profondément. Et inversement. Nous parlons de religion : il n'est plus musulman, il est laïc. Je lui dis que je suis athée. Il me demande tout de même en quoi je crois. Lui, il croit en la nature. Je lui dis que moi, j'ai foi en l'humanité, mais qu'en ce moment… c'est difficile. Il pense que les religions ne devraient pas imposer tant de dogmes et de rituels, qu'il vit sa vie comme bon lui semble sans gêner autrui. Que chacun devrait vivre comme il le souhaite sans être empêché, sans qu'autrui puisse gêner.
Il me dit qu'il est algérien. Je lui demande s'il a vécu ou grandi en Algérie. Il est originaire de Kabylie.
Je tends la carte d’identité par la fenêtre à mon voyageur angoissé. C'est bon ! Ma mission est accomplie. Je peux rentrer. Je décide de rester dans le taxi, rentrer en RER me prendrait trop de temps.
Il me précise qu'il a été un réfugié. Je suis intrigué. Un peu hésitant, je le questionne.
En 2012, il a 26 ans. C'est un "blédard" de Kabylie, comme il se décrit. Il veut quitter l'Algérie. Il décide qu'il vivra en France. À la fin de son récit, il me dira qu'il a voulu quitter un pays au gouvernement corrompu, qui réprime et harcèle la population kabyle. Il me rappellera la répression du Printemps noir. Que s'il était resté, il aurait fini en prison, car de toute façon, une broutille peut t'envoyer dans une cellule pour plusieurs années.
Le 20 décembre 2012, il prend un vol pour la Turquie. Il dit à la police aux frontières qu'il vient passer des vacances pour le Nouvel An, avec l’équivalent de 700 € en poche.
Il prend contact avec son passeur sur place. Il lui achète un faux "Ausweis" (un papier d'identité allemand) et change ainsi d'identité en empruntant un prénom et un nom syriens, car l'Allemagne facilite l'arrivée des réfugiés syriens. Il parle déjà l'arabe littéraire. Mais il doit apprendre où se trouve la Syrie, quelle est sa capitale, qui est au pouvoir. Il apprend à être syrien, à être un réfugié qui a fui un autre régime répressif et meurtrier.
Il part pour Izmir. Depuis la côte, il embarque dans un bateau, un Zodiac, pour une petite île grecque. Ils ne sont pas nombreux sur le bateau, mais beaucoup trop nombreux pour la taille de l'embarcation. Plus tard, il me dira que même pour 2 millions d'euros, il refuserait catégoriquement de revivre son périple, qui a débuté sur cette embarcation.
Mon voyageur apaisé est dans l'avion. Je suis soulagé.
Arrivé sur cette petite île grecque, il présente ses nouveaux papiers. On les amène, lui et ses compagnons de migration, sur un autre bateau, bien plus gros cette fois. Un vrai grand bateau solide qui les amène près d'Athènes.
Avec des "compagnons de route" venus, eux, de Syrie, ils vont à la gare et déposent dans une consigne tous leurs vêtements et leurs papiers d'identité allemands falsifiés. Ils se rendent dans un commissariat. Ils déclarent avoir été agressés et volés. Il n'a donc plus ses papiers. On les interroge. Là, il peut situer la Syrie, sa capitale, et donner le nom du président. Il peut ainsi obtenir un nouvel "Ausweis". Mais celui-ci est officiel.
Il part à Thessalonique, au nord de la Grèce, vers la frontière macédonienne. Tout s'accélère alors. En quelques jours, il enchaîne les trains pour traverser les frontières. Il traverse d'abord la Macédoine, puis la Serbie, puis la Croatie. À chaque étape, les autorités nationales opèrent des contrôles pour suivre leur parcours qui les amène jusqu’en Allemagne.
En quatre jours, il a atteint la Slovénie. Le prochain train doit le mener en Autriche. Il se soumet encore à un contrôle de police en gare. Mais là, il parle algérien. L'interprète le signale à la police. Il est soupçonné d'être un migrant palestinien. Il est alors écarté de ses compagnons de migration. Mais lorsque le train sonne le départ, il saute dedans avant que les portes ne se referment. Il n'a plus rien sur lui, plus d'argent non plus. Mais il peut continuer. Toujours continuer.
Arrivé en Autriche, les autorités leur donnent cette fois-ci des bracelets. Il a le numéro 5. Deux de ses compagnons syriens avec qui il s'est lié, un couple, choisissent de prendre les numéros 4 et 6. Ils disent qu'il est leur frère. Il a bien compris qu'il ne fallait plus qu'il parle arabe.
Il peut ainsi arriver en Allemagne, à Essen. Il prend contact avec un ami d'enfance avec qui il a grandi au bled. Celui-ci vit dans un village français, proche de la frontière allemande. Mais son ami ne peut pas lui faire passer la frontière en voiture, c'est trop risqué. Alors, il lui amène son vélo. Il passe la frontière en traversant le Rhin. Le Rhin est large et la course lui semble interminable. Malgré ses angoisses, il arrive en France sans être contrôlé.
Il retrouve son ami d'enfance et sa famille. Ils ne le reconnaissent pas avec les 15 kg qu'il a perdus à cause du stress, de l'angoisse et des nuits courtes. Il peut aussi enfin appeler ses parents qui n'avaient pas de nouvelles de lui depuis son départ. Pour 200 €, il fait rapatrier son passeport algérien depuis la Turquie. Ses amis lui donnent aussi 100 €.
Le 22 janvier 2013, il arrive à Nantes. Un mois et deux jours. Ici, il reçoit l'aide d'associations qui accompagnent les migrants. Un homme l'héberge même un temps. Il commence à apprendre le français. Il ne connaît pas la langue. Après quelques semaines, il se dit qu'il a suffisamment été aidé et qu'il est temps de se construire sa nouvelle vie, que son sort ne devrait dépendre que de sa propre responsabilité.
Il arrive à Paris. Mais il n'a rien. Il est à la rue. Il dort dehors. Il obtient le code d'un immeuble du 18ème arrondissement et décide de passer ses nuits dans les parties communes. Il lui arrive même de voler de la nourriture dans les supermarchés. Mais c'est de la survie. Il l'assume.
Dans cet immeuble, il croise régulièrement un de ses résidents. Un jour, il lui demande une bouteille d'eau. Ils font connaissance. L'homme s'appelle Juda, c'est un juif marocain. Juda lui demande pourquoi il n'a pas de vêtements propres et lui en donne le lendemain. Il me dit que cela lui redonne confiance en lui d'être mieux présentable. Juda lui demande aussi pourquoi il est à la rue. Il lui raconte alors toute l’histoire des ses derniers mois.
Durant les quelques mois lors desquels il côtoie Juda, il l'aide pour diverses tâches. Il gagne aussi sa confiance et montre qu'il est sérieux. Alors, lorsqu’un des employés ne peut plus venir travailler au magasin de Juda, celui-ci lui offre un travail. Il pourra toucher ses premiers salaires, justifiés par des fiches de paie. Son français s'améliore aussi. De là, il pourra se construire de meilleures conditions de vie.
Au bout de trois ans, en 2015, il peut témoigner d'une présence en France, avec ses fiches de paie. Il peut ainsi entreprendre des démarches administratives et obtient une carte de séjour. Pour les Algériens elle est valable pour une durée de 10 ans. C'est plus long que celles que les Libanais ou les Marocains peuvent obtenir, me dit-il. Il obtient des papiers français. A présent, il est en règle.
Cette même année, à un mariage, il rencontre sa future femme. Aujourd'hui, il raconte toute son histoire à ses deux enfants. Leur mère leur dit qu'il est un guerrier. Je ressens chez lui une certaine fierté. Il veut d'ailleurs écrire un livre pour raconter encore son histoire.
Sa voiture taxi arrive en bas de mon immeuble. Une seule réflexion rempli mes pensées : cet homme force le respect. Je le lui dis. Il me remercie. En remontant chez moi, je me dis que, finalement, j'ai bien raison d'avoir choisi cette foi en l'humanité. Cette carte d'identité oubliée était un bel hasard qui m'a offert deux heures de cette humanité. Mince, il n'a pas bu son café.