Il y a des phrases qui en disent long, non par leur contenu, mais par la posture qu’elles installent. « Ça va être un peu technique » en fait partie.
Apparemment innocente, cette expression joue un rôle central dans le théâtre politique contemporain : elle trace une frontière entre ceux qui savent et ceux qui écoutent. Entre l’expert et le profane, le ministre et le citoyen, le décideur et le concerné.
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L’effet de seuil : exclure sans insulter
Dire « ça va être un peu technique », c’est une façon polie de dire : « accrochez-vous, vous n’allez probablement pas comprendre ».
Ce n’est pas une insulte frontale, mais une violence symbolique douce : le citoyen est prié de se taire, d’écouter, d’admirer la complexité du raisonnement, sans espérer y participer.
Le locuteur se place du côté de la raison, de la compétence, du savoir. Il crée un seuil invisible que peu oseront franchir : la technique, c’est leur domaine.
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Le bouclier technocratique
Cette phrase sert aussi à désamorcer la contradiction politique.
Quand un débat s’échauffe sur des sujets brûlants — retraites, énergie, logement, fiscalité —, la technicité devient un refuge.
On ne parle plus de justice, d’éthique ou de choix de société ; on parle de « paramètres », de « mécanismes », de « formules ».
Ce glissement du politique vers le technique neutralise le conflit démocratique. Car qui osera contester ce qu’il ne comprend pas entièrement ?
C’est ainsi que des décisions aux conséquences sociales immenses peuvent être imposées « au nom de la complexité ».
Le mot « technique » devient un cache-sexe du pouvoir.
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La technicité comme capital symbolique
Dans un monde saturé d’informations, le savoir est un capital.
Celui qui maîtrise la langue des experts impose son rythme, sa logique, son cadre.
La phrase « ça va être un peu technique » est donc un outil de domination linguistique.
Elle transforme la parole en hiérarchie : celui qui parle sait ; celui qui écoute apprend.
Pierre Bourdieu l’aurait classée parmi ces micro-actes de distinction sociale : on se place dans le champ du savant, on prend de la hauteur, on marque la distance.
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Le contre-pouvoir du “vulgaire”
Mais la technique n’a de sens que si elle est au service du collectif.
Rendre le monde plus complexe n’est pas une vertu ; le rendre compréhensible, oui.
Quand un responsable politique dit « ça va être un peu technique », il devrait plutôt dire :
« Je vais essayer de vous l’expliquer simplement, parce que c’est justement important que tout le monde comprenne. »
L’enjeu, c’est la réappropriation du savoir par les citoyens.
Car ce n’est pas la technicité qui fonde la légitimité démocratique : c’est la compréhension partagée.
Le rôle d’un élu n’est pas de briller par sa complexité, mais de traduire la complexité du réel pour que chacun puisse en débattre.
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Conclusion
« Ça va être un peu technique » n’est pas une précaution de langage ; c’est un symptôme politique.
Le signe d’un pouvoir qui préfère la verticalité du savoir à l’horizontalité du dialogue.
Une phrase qu’il serait temps de retourner :
Oui, c’est technique, mais c’est justement pour ça que tout le monde doit pouvoir y comprendre quelque chose.
Parce que la démocratie, elle aussi, c’est un peu technique, mais ça ne doit jamais le rester pour longtemps.