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Billet de blog 15 octobre 2025

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« Ça va être un peu technique » : quand le pouvoir se réfugie dans la complexité

Sous ses airs inoffensifs, « ça va être un peu technique » est une arme rhétorique. Elle éloigne le citoyen, justifie le pouvoir et travestit la politique en science réservée aux initiés.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il y a des phrases qui en disent long, non par leur contenu, mais par la posture qu’elles installent. « Ça va être un peu technique » en fait partie.

Apparemment innocente, cette expression joue un rôle central dans le théâtre politique contemporain : elle trace une frontière entre ceux qui savent et ceux qui écoutent. Entre l’expert et le profane, le ministre et le citoyen, le décideur et le concerné.

L’effet de seuil : exclure sans insulter

Dire « ça va être un peu technique », c’est une façon polie de dire : « accrochez-vous, vous n’allez probablement pas comprendre ».

Ce n’est pas une insulte frontale, mais une violence symbolique douce : le citoyen est prié de se taire, d’écouter, d’admirer la complexité du raisonnement, sans espérer y participer.

Le locuteur se place du côté de la raison, de la compétence, du savoir. Il crée un seuil invisible que peu oseront franchir : la technique, c’est leur domaine.

Le bouclier technocratique

Cette phrase sert aussi à désamorcer la contradiction politique.

Quand un débat s’échauffe sur des sujets brûlants — retraites, énergie, logement, fiscalité —, la technicité devient un refuge.

On ne parle plus de justice, d’éthique ou de choix de société ; on parle de « paramètres », de « mécanismes », de « formules ».

Ce glissement du politique vers le technique neutralise le conflit démocratique. Car qui osera contester ce qu’il ne comprend pas entièrement ?

C’est ainsi que des décisions aux conséquences sociales immenses peuvent être imposées « au nom de la complexité ».

Le mot « technique » devient un cache-sexe du pouvoir.

La technicité comme capital symbolique

Dans un monde saturé d’informations, le savoir est un capital.

Celui qui maîtrise la langue des experts impose son rythme, sa logique, son cadre.

La phrase « ça va être un peu technique » est donc un outil de domination linguistique.

Elle transforme la parole en hiérarchie : celui qui parle sait ; celui qui écoute apprend.

Pierre Bourdieu l’aurait classée parmi ces micro-actes de distinction sociale : on se place dans le champ du savant, on prend de la hauteur, on marque la distance.

Le contre-pouvoir du “vulgaire”

Mais la technique n’a de sens que si elle est au service du collectif.

Rendre le monde plus complexe n’est pas une vertu ; le rendre compréhensible, oui.

Quand un responsable politique dit « ça va être un peu technique », il devrait plutôt dire :

« Je vais essayer de vous l’expliquer simplement, parce que c’est justement important que tout le monde comprenne. »

L’enjeu, c’est la réappropriation du savoir par les citoyens.

Car ce n’est pas la technicité qui fonde la légitimité démocratique : c’est la compréhension partagée.

Le rôle d’un élu n’est pas de briller par sa complexité, mais de traduire la complexité du réel pour que chacun puisse en débattre.

Conclusion

« Ça va être un peu technique » n’est pas une précaution de langage ; c’est un symptôme politique.

Le signe d’un pouvoir qui préfère la verticalité du savoir à l’horizontalité du dialogue.

Une phrase qu’il serait temps de retourner :

Oui, c’est technique, mais c’est justement pour ça que tout le monde doit pouvoir y comprendre quelque chose.

Parce que la démocratie, elle aussi, c’est un peu technique, mais ça ne doit jamais le rester pour longtemps.

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