A l’époque des gilets jaunes, j’avais rapidement été aligné sur leurs revendications, mais la violence avec laquelle les manifestants avaient été réprimés, m’avait découragé de marcher à leurs côtés. J’ai eu peur. Depuis, en manifestation, je sursaute lorsque j’entends un pétard ou lorsque des gens se mettent à courir. Je me suis surpris à scruter comment les CRS se positionnent, les signes qu’ils se font. Je suis anxieux à l’idée qu’ils pètent un câble, par pur excès de pouvoir. En tant que mec blanc de la classe moyenne, je n’ai eu que très peu affaire avec des policiers. Surtout, je n’ai pas directement vécu les violences excercées contre les gilets jaunes et toutes les personnes racisées en banlieue. Mais les images me hantent ; parce qu’elles sont injustes et presque impossibles à articuler. Dans les images qui ont circulé, les CRS semblent frapper au hasard, dans un déchaînement robotique. Parfois on croirait qu’ils sont absents d’eux-mêmes.
Lorsque le film de David Dufresne, "Un pays qui se tient sage", est sorti au cinéma, j’avais l’impression de reprendre enfin ma respiration. Je croyais qu’on allait sortir collectivement du déni grâce à ce film. Le procédé est exemplaire : en faisant dialoguer des intellectuels, artistes et responsables ou représentants des forces de l’ordre, on peut saisir les différences idéologiques qui amènent à condamner ou minimiser des actes de violences… jusqu’à un certain stade. Car c’est la force des images récoltées et diffusées de venir saisir à l’estomac des personnes qui n’y avaient réfléchis qu’avec abstraction. Les images vont susciter cette bafouille d’un syndicaliste policier ; ce qui n’a pas de prix. Le film permet de comprendre aussi comment les violences ont été un choix politique pour étouffer dans l'œuf un mouvement populaire. Ainsi à la formule du sociologue Max Weber qui sert de fil rouge (“l’État détient le monopole de l’usage légitime de la violence”), le film apporte plusieurs éclairages qui permettent de comprendre toute les nuances dans son interprétation. Car au fond, si l’État détient le monopole de l’usage légitime de la violence, pour autant est-ce que toute violence de l’État est légitime ? Lorsque l'État bascule dans l’autoritarisme contre les intérêts mêmes du peuple dont il prétend être l’émanation, la question mérite d’être posée.

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Comprenant que les images créent une crise dans la légitimité de cette violence (quelle légitimité à faire un croche-patte à une femme qui marche ?), l’Etat tente d’interdire toute image. Entre en scène la “loi sécurité globale”, avec cette proposition de flouter le visage de policiers dans l’exercice de leurs fonctions. C’est s’attaquer au symptôme et non à la cause. C’est même renforcer le problème, car en floutant le visage des policiers déjà déshumanisés par leur équipement militarisé, on arrive à cette image de monstre. Si “tout le monde déteste la police”, on ne pourra pas essayer de les apprécier s’ils se retranchent de toute humanité ; à minima leur visage et donc leurs émotions.
Si j’ai cru que le film de David Dufresne serait l’occasion d’un sursaut collectif, j’ai bien évidemment été déçu par ma propre naïveté. Il faut plus qu’un film, même excellent, pour changer la dynamique en cours. Plusieurs observateurs ont fait remarquer que la “doctrine de sécurité” des forces de l’ordre avait semble-t-il évolué pour les manifestations encadrées par les cortèges syndicaux contre la réforme des retraites (pas totalement exempts de violences policières). La peur est toujours là, qu’au moindre sursaut populaire pour un changement radical, tombe la matraque.
N’ayant pas eu le courage de manifester avec les gilets jaunes, mais ayant été marqué par les violences qu’ils avaient subis, j’ai utilisé la fiction pour revenir sur des images dont j’ai un souvenir à la fois très précis et très flou. Pour le court métrage "qui sème le vent…" j’ai utilisé le programme de créations d’images par mots-clefs stable diffusion pour recréer des séquences animées faisant référence à la répression policière des gilets jaunes. La technologie est encore jeune (donc difficile à maîtriser) mais promet bien d’autres utilisations que les déclinaisons de la pop-culture qu’on a vu sur les réseaux sociaux. Il y a une utilisation militante et politique de cette technologie, celle de recréer des archives fictionnelles à partir de l’entraînement statistique sur des millions d’images. Le réalisme documentaire de l’archive peut être prolongé du réalisme fictionnel, qui en condense la multitude. Le résultat visuel prend la forme de séquences de “mouvements à l’arrêt”, où chaque image est la déclinaison de la précédente. Ce n’est pas un policier menaçant, mais une succession de policiers menaçants, se ressemblant mais étant tous légèrement différents. Si dans la vraie vie, la violence est le fait de policiers qui en usent [(il)légitimement?], la fiction produite par l’IA montre que le visage de la violence est impersonnel. C’est la violence d’une institution.
Voir "qui sème le vent..." (court métrage, fiction, 6mn) : https://youtu.be/l_os66EhOFo

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