Tiktok: La fabrique de l'oubli
La chambre engloutie
Tout commence dans la chambre. Cet espace jadis voué au repos, au silence, aux confidences, devient désormais le théâtre d’une cérémonie étrange : le règne du cercle lumineux. La lampe de chevet, le livre laissé ouvert, l’oreiller patient ne sont plus que des figurants effacés par la souveraineté d’un rectangle froid.
Le doigt scrolle. Il scrolle encore. Et déjà la chambre n’est plus chambre, mais sas, entonnoir, bouche. Le geste intime – celui qui jadis caressait une page ou s’attardait sur une rêverie – s’est mué en rituel universel.
Dans TikTok, la fabrique de l’oubli, j’appelle cela la liturgie du doigt :
« Scroller, ce n’est pas chercher une vidéo de plus. C’est entrer dans la messe secrète des temps modernes : chaque glissement est une prière adressée au dieu muet de l’algorithme, chaque relance une offrande invisible, chaque pause un minuscule agenouillement de l’esprit. »
C’est là le cœur de TikTok : transformer un micro-geste en rite global, un réflexe banal en instrument de capture planétaire.
Le sortilège des 33 secondes
TikTok n’offre pas du contenu : il fabrique un temps nouveau. Un temps haché, pulvérisé, sans mémoire ni durée. Chaque fragment apparaît comme une étincelle et disparaît aussitôt. La mémoire humaine – ce socle fragile sur lequel se sont bâties les civilisations – est méthodiquement dissoute dans le flux.
J’écris :
« Ce n’est pas une distraction, mais une stratégie d’amnésie organisée. L’oubli n’est plus une faiblesse humaine, il devient la puissance de la machine. »
Ainsi se construit l’économie de l’oubli : le souvenir est aboli, la gravité disparaît, le sérieux est ridiculisé. Dans cette succession de micro-secondes, tout se vaut : la danse d’un inconnu, une guerre lointaine, une catastrophe ou un gag. Tout a la même durée, la même intensité, la même valeur d’attention.
Le rire programmé et les clones affectifs
On croit rire librement. Mais le rire est calibré, conditionné, réduit en fragments partageables. L’algorithme organise la contagion mécanique et neutralise le rire critique. Comme jadis l’usine normalisait les gestes du travail, TikTok normalise les gestes de l’affect.
Les corps eux-mêmes deviennent clones. Danses, poses, mimiques : tout converge vers un corps algorithmique, répétitif, reproductible. La singularité se dilue dans l’imitation.
C’est là la grande inversion : ce que nous appelions créativité devient stéréotype. Ce que nous appelions spontanéité devient protocole. Ce que nous appelions désir devient métrique.
La guerre de l’attention
Mais TikTok n’est pas qu’un divertissement. C’est une machine de guerre cognitive.
Les architectes invisibles de Bytedance et leurs ingénieurs règnent comme un nouveau clergé numérique, caché derrière le masque de la neutralité.
Nos désirs, nos hésitations, nos rires sont collectés, recyclés, revendus : le commerce des âmes est en marche.
Les archives, elles, n’existent pas : ce que TikTok diffuse est aussitôt effacé, comme si une bibliothèque brûlait en continu sans qu’on voie la fumée.
Le paradoxe est vertigineux : nous oublions tout, mais la machine se souvient de tout.
Notre mémoire se dissout, la sienne s’accumule. Et de cette dissymétrie naît un pouvoir politique inédit.
Le panoptique joyeux
TikTok est un brouillon d’Ananké, une première esquisse de ce qui vient. Une surveillance sans barreaux, consentie, désirée. Un panopticon affectif où chacun se fait le guichetier de sa propre cage.
« Tu crois scroller, mais c’est toi qu’on scrolle. Ton existence y passe au tamis : ton rire, ton sursaut, ton soupir – tout est capturé, horodaté, catégorisé. »
Ce n’est plus toi qui regardes l’écran : c’est l’écran qui te regarde.
Ce n’est plus toi qui choisis : c’est l’algorithme qui écrit ta silhouette.
Et bientôt, même ta résistance sera absorbée, recyclée, monnayée.
La démocratie débranchée
Il serait naïf de croire que cette mécanique ne concerne que l’intime. TikTok est aussi une arme géopolitique. À travers l’occupation du temps et de l’imaginaire, il façonne des comportements collectifs, fragilise les démocraties, ridiculise le sérieux, transforme la politique en spectacle permanent.
Un adolescent qui scrolle à Paris, Lagos ou Pékin participe au même flux, sous la même interface, avec les mêmes mécaniques de récompense. La diversité se transforme en répétition.
C’est là que réside la vraie puissance : TikTok n’a pas besoin d’imposer une idéologie. Il impose un rythme. Et le monde entier apprend à respirer à ce rythme.
Le musée du rien
À la fin, que restera-t-il ? Des milliards d’heures englouties, mais rien à montrer. Pas d’archives, pas de mémoire, pas d’histoire. Seulement un musée du rien, saturé d’images sans trace.
La civilisation qui a bâti des cathédrales pour durer, des bibliothèques pour transmettre, des musées pour se souvenir, accepte désormais de vivre dans un présent perpétuel sans profondeur.
Une fracture finale
C’est pourquoi ce livre est une interpellation. Une adresse directe au lecteur, une fracture :
Et toi, es-tu déjà pris dans l’expérience ?
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