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Billet de blog 19 juillet 2022

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Billet du Brésil #1 / Face à Bolsonaro, les artistes font le choix de Lula

Réalisant un terrain de recherche au Brésil financé par la bourse d'études du Réseau Français d'Etudes Brésiliennes (REFEB), je propose de décrypter l'actualité brésilienne. Pour ce premier billet, je m'intéresse au ralliement des artistes brésiliens à l'ancien chef de l'Etat Luiz Inácio Lula da Silva, pré-candidat aux prochaines élections présidentielles d'octobre 2022.

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Illustration 1
Anitta apporte son soutien au pré-candidat Lula sur Twitter © Twitter

Le 11 juillet dernier, la chanteuse brésilienne Anitta — qui vient de faire son entrée au Guiness World Records grâce au succès planétaire de chanson «  Envolver » — a incendié Twitter en affichant publiquement son soutien à l’ancien président Lula. Cette salutaire prise de position est le fruit d’une politisation toujours plus prononcée de la star mondiale du funk brésilien, qui ne s’était pourtant pas prononcée en faveur d’un candidat aux dernières élections de 2018. Son nom s'ajoute donc à la liste des artistes de renom s’étant positionné·e·s contre la potentielle réélection de Jair Messias Bolsonaro en octobre prochain...

« Vaincre Voldemort »

«  A partir de cet instant, je suis Lulalá [1] dès le premier tour... ». Une phrase aura suffit pour enflammer le Brésil, pays dirigé depuis le 1er janvier 2019 par J.M. Bolsonaro, ancien capitaine retraité de l’armée, davantage connu pour ses saillies racistes, sexistes, homophobes et anti-démocratiques plutôt que pour son bilan politique en tant que député (1991 - 2019) puis en tant que président de la République. Son autrice ? La chanteuse brésilienne Anitta. Autrefois étoile montante du funk carioca — genre musical né dans les périphéries de Rio de Janeiro où celle-ci a grandi —, elle a su atteindre des sommets grâce à des collaborations artistiques remarquées et à son usage parfait de la langue espagnole.

Pourtant, une telle prise de position quatre ans auparavant paraissait inconcevable venant d’elle. Aux dernières élections présidentielles en 2018, Anitta avait brillé par son silence, ce qui lui avait valu un nombre considérable de critiques et provoqué de multiples spéculations sur ses intentions de vote. Un comportement bien timoré qui avait fait à l'époque contraste avec celui de la drag queen brésilienne Pabllo Vittar, qui elle affichait sans ambage son opposition au candidat d'extrême-droite. Cet engagement lui avait valu d'être la cible d'une virulente campagne de fake news, mais lui avait permis en contrepartie d'accéder au statut d'icône de la résistance au bolsonarisme ; comme le montre ce court reportage instructif signé par les équipes de Quotidien.

Illustration 2
Photomontage sur le compte Twitter d'Anitta © Anitta/Twitter

Anitta dit avoir pris la décision de soutenir publiquement Lula après avoir appris l'assassinat d'un militant du Parti des Travailleurs (PT) par un bolsonariste fanatique, le 09 juillet dernier : «  J’avais dit ici sur les réseaux que je n’allais pas soutenir Lula parce-que je voulais quelque chose de nouveau et de différent [...]. Mais le comportement extrêmement agressif et anti-démocratique de ces gens-là ne me laisse pas le choix » a-t-elle affirmé sur son compte Twitter, avant de qualifier les supporters du président Bolsonaro «  d’agresseurs autoritaires et violents ». Toutefois, Anitta prend la peine d’expliquer que cette prise de position ne fait d’elle «  ni un soutien ni une membre du PT ». Son choix reflète avant tout une stratégie : celle d'appuyer la candidature de la «  personne qui a le plus de chance de vaincre “Voldemort” à ces élections », associant ainsi l'actuel président brésilien au vilain de la saga Harry Potter. Le 13 juillet, deux jours après sa prise de parole sur Twitter, Anitta réitère son soutien à Lula en publiant un photomontage d’elle, accolée à une bar de pole dance (le bras plié formant un « L »), habillée d’une tenue rouge sur laquelle on peut voir le logo du Parti des Travailleurs sur sa fesse gauche (voir photo ci-dessus).

Le serviette de la discorde

Le 25 mars 2022, sur la scène du prestigieux festival Lollapalooza de São Paulo, Pabllo Vittar — qui n’a donc jamais caché son opposition à J.M Bolsonaro —  crie dans son microphone «  Fora Bolsonaro ! » (Dehors Bolsonaro!), descend de la scène et prend une serviette rouge qu’une main anonyme dans la foule lui tend. Internet et les journaux télévisés reprennent l’image de la drag queen arborant avec le sourire la toile vermeille à l’effigie du candidat Lula. Le lendemain, le Parti Libéral (auquel s’est affilié J.M Bolsonaro en vue des prochaines élections) dénonce alors une « campagne politique anticipée » en faveur du candidat de centre-gauche et fait appel au Tribunal Supérieur Électoral (TSE) pour juger de l’affaire. Pourquoi ? Parceque la loi électorale interdirait, selon eux, à une personnalité publique de manifester sa préférence pour tel ou tel candidat avant le 16 août 2022 — date à laquelle commence officiellement la période électorale. Le 27 mars, dans une décision dite « monocratique »,  le ministre du TSE Raul Araujo donne raison au parti présidentiel : en cas de récidive de la part d’un·e artiste programmé·e sur scène, l’équipe organisatrice du festival devra s'acquitter d'une amende de 50 000 réaux (environ 9 000 euros). Une décision largement critiquée par la classe politique et artistique, mais aussi par des spécialistes du droit qui dénoncent une «  menace pour la démocratie » [2].

Cependant, dans un article publié le 28 mars dans le journal O Estadão, le journaliste Davi Medeiros décortique ladite loi électorale. Il parvient à montrer avec justesse que, si celle-ci ne permet effectivement pas à une personnalité publique, durant quelconque manifestation, à indiquer explicitement à la foule pour qui elle doit voter, celle-ci autorise néamoins l'exaltation des « qualités personnelles des pré-candidats ». Medeiros précise que la législation brésilienne autorise en outre la «  divulgation de l’opinion personnelle au sujet de questions politiques, notamment sur les réseaux sociaux ». Acculé face à une interprétation plus que douteuse de la loi électorale, le Parti Libéral retire sa plainte le jour d’après. Selon le média Terra, ce soudain rétropédalage viendrait de la volonté du président Bolsonaro lui-même, qui n’avait pas été préalablement consulté par son parti et qui s’est retrouvé « contrarié » par les répercussions négatives de ce fiasco judiciaire. Plusieurs médias ont par la suite épinglé le caractère partial de la décision du ministre Araujo : quelques semaines avant le scandale de la serviette, il avait refusé de retirer des panneaux publicitaires géants faisant explicitement la promotion de Jair M. Bolsonaro dans plusieurs Etats de la Fédération — dont les très bolsonaristes Mato Grosso do Sul et Santa Catarina [3].

Le sertanejo universitário, bulle bolsonariste dans un secteur traditionnellement acquis à la gauche

Il suffit de regarder le clip de campagne de Lula «  Sem medo de ser feliz » (Sans peur d’être heureux) pour constater que la classe artistique lui semble être acquise. En trois minutes trente, on peut voir passer les visages des plus grands artistes brésilien·ne·s de l’ancienne et de la nouvelle génération : Chico César, Duda Beats, Martinho da Vila, Pabllo Vittar, Teresa Cristina, Zélia Duncan… A ces noms peuvent bien sûr s’ajouter ceux des indeffectibles Chico Buarque, Caetano Veloso et Gilberto Gil, éternels compagnons de route du PT ; mais aussi ceux de Luisa Sonza, Ludmilla, Letrux, Gloria Groove et de tant d'autres encore...

Illustration 3
Meme représentant les soutiens de Lula venant du milieu artistique © @seremosresistencia / Instagram

Si certain·e·s artistes, à l’image d’Anitta, ont pu être attiré·e·s par le discours anti-système du candidat d’extrême droite en 2018 avant de se raviser et d’entrer dans l’opposition une fois J.M Bolsonaro élu, d’autres ont choisi de continuer à le défendre corps et âmes. C’est le cas des deux anciens secrétaires d’Etat à la Culture, les comédien·ne·s de telenovela Regina Duarte et Mario Frias, mais aussi des chanteurs Gusttavo Lima et Zé Neto, icônes très viriles du très lucratif sertanejo universitário.

Issu des campagnes brésiliennes (la première forme de sertanejo chantait la misère et la solitude des cowboys brésiliens), ce genre musical est désormais celui qui est le plus écouté sur Spotify ou YouTube au Brésil. Très populaire dans les États dominés par le christianisme évangélique et l’agro-business (Mato Grosso, Mato Grosso do Sul, Goiás…), sa branche dite « universitaire » a la caractéristique de diffuser une vision du monde particulièrement hétéronormée, profondément mue par les valeurs conservatrices défendues les églises néopentecostales brésiliennes. Qu’ils soient en solo ou en duo, les artistes de musica sertaneja favorisent in fine, à travers leurs textes, la création d’une identité collective imprégnée par la blanchité, le patriarcat et l’hétéro-normativité. Lors de leurs concerts, Gusttavo Lima et Zé Neto aiment régulièrement se poser en tant que défenseurs d'un Brésil viril, chrétien, viscéralement anti-communiste et anti-féministe — quand ils ne font pas simplement campagne pour la réelection de J.M Bolsonaro...

La responsabilité des artistes face à l'extrême droite au pouvoir

Pabllo Vittar et Anitta font partie de cette nouvelle génération d’artistes né·e·s peu de temps après la re-démocratisation et qui n'ont connu ni l'exil ni la censure. Cherchant à expandre leur influence musicale au-delà des frontières brésiliennes, elles s'accomodent de rythmes à la mode et de textes peu engagés facilement exportables. Toutefois, elles ont compris que leur célébrité et leur capacité d'influence, notamment chez les millenials, s'accompagnent d'une responsabilité face aux dangers que représente la réelection de J.M Bolsonaro en octobre prochain. Comme beaucoup de leurs confrères et de leurs consoeurs, elles montrent que si le contenu de l'art ne doit pas nécessairement être politique, l'artiste, lui, se doit de se positionner politiquement.

Ici au Brésil, le vote est obligatoire pour tout·e·s Brésilien·ne·s au dessus de 18 ans, sous peine d'une amende (symbolique) de 4 réaux (70 centimes environ). Il reste néanmoins facultatif pour les jeunes entre 16 et 17 ans, les plus de 70 ans et les analphabètes. Selon le dernier recensement officiel du TSE, plus de 156 millions d’électeur·ice·s sont appelés à voter en octobre 2022. Le nombre total de votant·e·s a augmenté de 6% par rapport à 2018, et de 51% chez les adolescent·e·s encore mineur·e·s. Les personnes se considérant comme «  femme » représentent aujourd’hui plus de la moitié de l’électorat (52%) [4]. 

Pour l'instant, Lula fait office de grand favori dans sondages. Mais son adversaire possède un grand atout que l'ancien président n'a pas : de redoutables millices digitales omniprésentes et hyperactives sur les réseaux sociaux et les applications de communication (Whatsapp, Telegram...), capables de bombarder des fake news servant à décridibiliser son adversaire et son entourage. Les élections de 2018 ont prouvé l'efficacité de ces factions qui ont largement permis à J.M Bolsonaro, sans programme défini, d'emporter l'adhésion d'une partie de la population. Dans une campagne électorale qui, plus que jamais, s'apprête à se jouer sur les réseaux sociaux, la Folha de São Paulo remarque que les artistes défendant la candidature de Lula cumulent à elleux seul·e·s près de 330 millions d’abonné·e·s. Celles et ceux qui soutiennent publiquement Jair M. Bolsonaro, moins nombreux/euses, en amassent « seulement » 160 millions. Certes, suivre un artiste sur un réseau social ne veut pas dire que vous défendiez pour autant les mêmes opinions politiques que lui. Mais la polarisation au Brésil est telle que ce fossé, loin d'être anecdotique, montre une certaine tendance qui se reflète dans les sondages.

La prise de position des artistes de la nouvelle génération (Anitta, Pabllo Vittar, Luisa Sonza, Ludmilla, Duda Beats...) en faveur de l'ancien président de la République aura-t-elle un impact sur le vote en octobre prochain ? Il est encore trop tôt pour le dire. Toutefois, le fait que 2,1 millions de primo-électeur·ice­·s de moins de 18 ans se soient inscrit·e·s sur les listes électorales (ielles étaient 1.4 millions en 2018) indiquent que les multiples et répétés appels de personnalités influentes à s'inscrire pour pouvoir éjecter J.M Bolsonaro de la présidence a été plus qu'entendu. Si la mobilisation d'une « jeunesse de droite » a été fondammentale dans son élection en 2018, il se peut que génération suivante permette cette fois-ci d'élire son adversaire. Pour le moment, Anitta continue de faire des « L » avec les mains partout où elle passent, comme à Paris il y a quelques jours...

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Anitta fait le signe L (pour Lula) avant de monter sur scène à Paris © @seremosresistencia / Instagram

Notes de bas de page

[1] Refrain du jingle de campagne de Lula composé pour les élections de 1989. Voir ici.

[2] Article d'UOL (en portugais) consultable ici.

[3] Article de Poder 360 (en portugais) consultable ici.

[4] Article de l'Agência Brasil (en portugais) consultable ici

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