Je viens de passer presque 10 jours en Turquie et je souhaite partager avec vous ce que j'y ai vu et entendu.
Arrivé malheureusement trop tard pour voir le parc Gezi occupé, j'ai en revanche pu apprécier l'impact qu'il avait laissé en Turquie.
Durant mon séjour, nous sommes allé en famille dans le sud-est de l'Anatolie : Gaziantep, le mont Nemrout, Şanlıurfa, Mardin, Hasankeyf, Midyat, Nusaybin, Dara... Une région où différentes populations cohabitent : kurdes, arabes, syriaques et encore quelques arméniens. Là bas tout le monde parle trois ou quatre langues, tout naturellement. Mais c'est aussi une région qui paye un lourd tribu à la guerre civile qui sévit depuis trente ans : clientélisme (les villages arabes sont connectés aux réseaux d'irrigations plusieurs années avant les villages kurdes), discrimination (le monastère de Mor Gabriel ne reçoit aucune aide de l'état pour sa restauration lorsque des dizaines de mosquées sont construites partout), frustration (l'accès aux études est limité à cause du manque de professeurs)...
Pourtant quelque chose a changé depuis un mois : les gens voient qu'enfin, ceux d'Istanbul, d'Izmir et d'Ankara se rendent compte de ce qu'ils savaient depuis longtemps à l'Est, c'est à dire que les journaux mentent, que l'état qualifie injustement de terroristes bien des gens qui ne veulent que leurs droits, que c'est l'argent des promoteurs qui dicte la loi bien plus que le bien-être des gens, le respect du patrimoine historique ou la sauvegarde de l'environnement.
Les combats pour Gezi, contre le troisième pont, le troisième aéroport etc à İstanbul ne sont pas sans rappeler ceux contre le barrage sur l'Euphrate qui a noyé la plus grande collection de mosaïques au monde à Zeugma, ou ceux pour sauver la cité troglodyte de Hasankeyf qui sera noyée par le barrage sur le Tigre, pour empêcher la destruction du site de Dara (la plus grande ville romaine d'Anatolie après Éphèse) par des archéologues corrompus et des projets d'irrigations incontrôlés. Les habitants de l'est se sentent enfin moins seuls. Bien tardivement après que des centaines de villages aient été vidés autoritairement mais enfin.
D'ailleurs, à mon retour à İstanbul, plusieurs fois j'ai entendu "nous avons été maltraités par la police, c'est moins de 1% de ce que les kurdes subissent depuis des années mais c'est la première fois que nous le comprenons. L'état nous traite de terroristes alors que nous sommes pacifistes, que faut-il penser de tous ceux qui sont accusés de terrorisme depuis des années ?"
Il faut comprendre que c'est un bouleversement en Turquie. Un des plus grand mensonge de l'état (et pas seulement du gouvernement actuel mais aussi de tous ses prédécesseurs depuis les jeunes turcs ottomans) est en train de se fissurer. Vendredi, à Kadıköy (sur la rive anatolienne d'İstanbul), des milliers de personnes se sont rassemblées pour protester contre l'assassinat par la police d'un jeune kurde qui protestait contre la construction d'un commissariat à Lice (dans l'est) et ont scandé des slogans en turc et en kurde. Samedi, des délégations de toute l'Anatolie se sont rassemblées pour lutter contre les projets imposés et pour la protection du climat, dimanche 23 la Trans Pride et dimanche 30 la Gay Pride ont rassemblé bien au delà du cercle LGBT habituel (cherchez #direnayol sur Twitter pour voir les photos et vous rendre compte de la foule). Tous les soirs à 21h dans de nombreux parcs de Turquie se rassemblent des assemblées citoyennes, des gens indifférents jusqu'à présent s'adressent la parole pour parler de politique. Partout les gens trouvent des moyens d'exprimer leur résistance de façon originale et pacifiste (l'homme debout, les concerts de casserole, les batailles de pistolets à eaux). Les corps constitués : avocats, médecins, universitaires, syndicats, sont partie prenante de ce mouvement.
Depuis que le parc Gezi a été évacué, ce qui se passe est peut-être moins visible mais n'en pas moins profond et totalement inédit en Turquie. De la Thrace au Kurdistan, de la mer Noire à la mer Méditerranée , de la mer Égée au mont Ararat en passant par la Cappadoce, de nombreuses personnes s'aperçoivent enfin qu'elles ne sont pas seules dans leurs lutes contre les barrages, les centrales thermiques, les aéroports, les cités HLM (TOKI), les mines d'or, les centres commerciaux, les mosquées gigantesques, le troisième pont sur le Bosphore, les stades, les centrales nucléaires, le canal du second Bosphore etc. Les gens comprennent petit à petit que toutes ces luttes sont les mêmes, que les droits des minorités et les droits des individus sont liés, que la démocratie ne peut pas se limiter à des élections tous les 4 ou 5 ans, que le progrès n'est pas que l'enrichissement, et surtout pas celui des compagnies du BTP.
Il est trop pour dire si ce mouvement se concrétisera lors des prochaines élections locales (2014) et nationales (2015) mais une chose est sûre l'avenir n'est plus dans le camp de l'AKP (le gouvernement actuel) ni du CHP (opposition kémaliste). Il est plutôt à espérer dans une coalition des forces progressistes régionalistes (BDP kurde), écologistes (Yeşiller ve Sol Gelecek) et surtout citoyennes.
La seule solution pour la Turquie est maintenant d'arrêter de faire gonfler sa bulle immobilière et de crédit à la consommation et de s'interroger sur la définition des notions de développement et de justice. Pour cela elle a besoin d'institutions (justice, police, ministère de l'environnement) assainies, fortes et stables. Ce que l'Union Européenne peut l'aider à acquérir, à condition de dégeler les chapitres 23 (Appareil judiciaire et droits fondamentaux) et 24 (Justice, liberté et sécurité) et d'avancer sur le chapitre 27 (Environnement) des négociations à l'adhésion. C'est ce qu'il y a de plus logique à faire pour l'UE et aussi de plus efficace. C'est aussi la position officielle du Parti Vert Européen. D'ailleurs, au delà de toute considération sur l'adhésion ou non de la Turquie à l'UE, des progrès sur ces chapitres ne peuvent qu'être positifs pour tout le monde. Et en tout cas forceront le débat à avoir lieu en Turquie.
Je vous invite donc à signer cette pétition que je viens de lancer pour inciter les instances européennes à ouvrir ces chapitres : http://www.avaaz.org/fr/petition/23_24_27_plus_de_democratie_en_Turquie/
Des versions de la petitions sont également disponibles en turc, anglais, espagnol (castillan) et italien.