Par Aleksandar Jokic, philosophe
Je divise les humains en deux espèces : ceux qui aiment la France et ceux qui ne l’aiment pas…Celui qui hait la France n’est pas seulement homme d’inculture et de faible intelligence, et un rustre, mais c’est aussi un homme sans cœur, un vaurien injuste et méchant.
Jovan Dučić, poète serbe (1871-1943)
Échoué sur les mornes plages de la politique états-unienne, qui n’offre que le spectacle consternant des primaires du parti républicain, bientôt suivies d’élections présidentielles sans doute encore moins inspirantes l’automne prochain, l’animal politique est attristé devant un paysage affligeant. Que faire? Eh bien, il y a toujours la France!
Un mouvement cohérent, clair, et convaincant, le Front de Gauche, est apparu sur la scène politique française—et surprise!—portant un véritable programme politique, économique, et écologique, élaboré avec minutie, présenté, défendu et expliqué avec maestria par son candidat à la présidence, le philosophe et poète Jean-Luc Mélenchon.
Mais en quoi ça me concerne? Né à Belgrade, Yougoslavie en 1960, j’ai été éduqué par les programmes publics yougoslaves et français, de l’école primaire jusqu’au lycée, dans le cadre d’une initiative pédagogique expérimentale avec des professeurs français. J’estime que cette formation m’a bien préparé à entreprendre, par la suite, des études en philosophie et à devenir professeur d’université aux Etats-Unis. Il y a donc déjà un lien, ma première langue étrangère acquise étant le français. Mais à la langue s’associe une culture toute entière : l’histoire glorieuse, la littérature, la philosophie, et bien entendu, la gastronomie. De plus, ma femme francophone ainsi que ma belle-fille, ajoutent leurs voix à une cacophonie (nous sommes six) familiale souvent trilingue. De nombreux membres de ma famille vivent et votent en France. Je leur ai parlé du Front de Gauche, et leur ai encouragé à prendre connaissance du programme politique et des solutions qu’il propose aux problèmes les plus lancinants que vit non seulement la France, mais aussi toute l’Europe actuellement. Mon oncle, récemment disparu, aimait les idéaux du parti communiste français (et de tout ceux qui, de diverses mouvances, ont allié leurs voix à SOS Racisme), et il était assez à l’aise pour débattre du caractère authentique du communisme yougoslave avec nul autre que Georges Marchais sur un chantier aux Lilas. J’ai donc de qui tenir!
Avant de présenter un résumé de ce que je trouve attirant et convaincant dans les idées du Front de gauche, il convient de noter qu’au sujet de la gauche européenne, il ne s’agit pas d’une seule entité, mais de deux mouvances bien distinctes. La première, qu’il conviendrait d’appeler la gauche sérieuse, participe à la tradition théorique et pratique anticapitaliste et anti-impérialiste. Il faut d’abord évoquer Jean Jaurès, universaliste, humaniste, républicain, qui s’est engagé comme chercheur et comme acteur politique, et a été le premier, dès 1887, à proposer aux ouvriers des retraites, l’assurance maladie et l’assurance en cas d’accident de travail. On peut penser aussi à Rosa Luxembourg dont le combat était international, appuyé sur la notion de spontanéité comme approche du parti à la lutte des classes. Aujourd’hui la gauche historique qu’il convient d’évoquer est celle du Front Populaire, l’exemple même de cette caractéristique essentielle d’une véritable gauche européenne : L’antifascisme. Répondant à la menace croissante du fascisme des années 1930, le Front populaire a prouvé qu’il était possible non seulement d’organiser une alliance de mouvements divers de gauche, mais également d’arracher la victoire électorale et d’engager de réelles réformes sociales. Avec Léon Blum à sa tête, le gouvernement du Front Populaire a été le premier de l’histoire de la France à nommer trois femmes ministres, à l’époque où les femmes n’avaient pas encore le droit de vote.
Le deuxième type de phénomène de gauche pourrait être qualifié de « fausse gauche Européenne », établie après la deuxième guerre mondiale par les agences de renseignement occidentales, et notamment la CIA, afin de prévenir l’accession au pouvoir par la gauche anticapitaliste (et en particulier les mouvances communistes) dans des pays comme l’Italie, ou la France. La stratégie consistait à soutenir une prétendue « gauche anti-communiste » (ce que d’aucuns pourraient qualifier d’oxymore si l’on songe à l’idée que les communistes sont anticapitalistes, ce qui nous donnerait des « anti-anticapitalistes » donc une « gauche pro-capitaliste ») à grand renfort de dollars de la CIA acheminés par le truchement de fondations privés à d’innombrables revues, galléries d’art, théâtres et « intellectuels publics ». Et ceci n’a rien d’une stupéfiante révélation, puisque le site web de la CIA lui-même brosse fièrement le tableau de l’histoire de ses hauts-faits dans l’établissement de la fausse gauche européenne, décrivant ce qui est qualifié de « fondements théoriques des opérations politiques de l’agence contre le communisme » en Europe de l’ouest. Se greffant à cette stratégie au demeurant non-violente puisqu’exclusivement politique et idéologique, est la sinistre série d’opérations secrètes menées par des éléments à l’intérieur de l’OTAN, qui ont abouti à des actions terroristes sur le sol européen, au profit des forces politiques de droite : posage de bombes, attentats, coups d’état. Il s’agissait de l’opération Gladio (« le glaive »), et ce n’est pas qu’un mauvais souvenir de la guerre froide. En effet, loin de se dissoudre après l’écroulement de l’URSS et la dissolution du bloc de l’est, l’OTAN s’est transformé d’une alliance militaire défensive en une hydre offensive, qui fort de son mandat dit « humanitaire », amène la guerre dans de nombreux pays sous prétexte qu’elle protège les droits de l’homme. Et l’OTAN, loin de se dissoudre, s’est enflé. Et lorsqu’il s’agit d’agences de renseignement aux Etats-Unis, ils prolifèrent à un tel point qu’il y en aurait actuellement 16.
Il va sans dire que Jean-Luc Mélenchon et le Front de Gauche est l’héritier de la véritable gauche européenne. Leur programme peut être résumé, comme Jean-Luc Mélenchon l’a fait en huit minutes, à cinq point majeurs.
Le Front de Gauche entend d’abord rendre le pouvoir au peuple. Il s’agit donc de procéder à la refondation républicaine des institutions et de la société afin d’établir une sixième république. L’établissement d’une constituante est inspiré par des initiatives réussies en Amérique latine, et mènera à la fin de la monarchie présidentielle. Et c’est par la révolution citoyenne que le Front de Gauche entend y arriver. L’expression ne doit pas inquiéter : le terme « révolution » évoque un changement dans trois domaines, ceux des valeurs, des institutions, et du mode de propriété. Une révolution citoyenne représente la prise et l’exercice du pouvoir, et indique que sa forme est institutionnelle et démocratique, reposant sur le suffrage universel et la délibération collective qui mène au consentement de tous. Cette révolution citoyenne repose sur deux piliers : l’éducation et les médias. L’éducation est importante, car il s’agit ici de concevoir le peuple comme étant libre, mais un peuple ne peut pas être libre s’il n’est pas suffisamment éduqué pour comprendre les enjeux de son époque. Le Front de Gauche entend donc expulser le capitalisme d’une éducation qui serait de plus unifiée : l’éducation sera donc le premier budget du pays. Quant aux médias, il sera mis fin à la pratique des nominations présidentielles à la direction du service public qui sera démocratisé.
Deuxièmement, la question de la distribution des richesses sera tranchée par la restitution des 195 milliard d’Euros qui représentent les 10 points de richesse passées des travailleurs dans les poches des riches, plutôt qu’à la société. Cette somme sera largement suffisante pour détoxifier le monde de la finance. Avec la révolution citoyenne vient aussi le changement des cœurs et des esprits et la réalisation lucide que les hyper-riches sont socialement irresponsables, que leurs dépenses ostentatoires sont par leur nature même anti-écologiques, et contribuent aux bulles spéculatives, ceci en contradiction avec l’idée même de la décence et la dignité humaine.
Le troisième point concerne la planification écologique, un élément clé du programme économique du Front de Gauche. Le « productivisme » est un terme qui désigne les pratiques de production de masse, entrainant fréquemment d’importantes dépenses énergétiques (tout particulièrement d’énergie nucléaire) de marchandises pour lesquelles seront générés artificiellement le besoin de consommer, surtout par la publicité et le marketing, afin qu’ils soient éventuellement vendus à profit. L’intelligence collective et la capacité existent en France pour faire changer cette manière de produire et pour créer un autre modèle de production et de consommation. Personne ne doit craindre aucun des mots qui composent l’expression « planification économique ». Les français peuvent mener ces changements dans la manière de vivre, de travailler, et de produire qui pourront éteindre la dette écologique. Les français (et les autres nations dites développées aussi) ne peuvent pas continuer de prendre en une année de production ce que la terre ne peut restituer en un an.
Le quatrième élément clé résulte de la réponse à la question suivante : comment réaliser tout cela? Il est impossible de la faire dans le cadre du Traité de Lisbonne. La France doit s’en extraire de manière intelligente sur le plan politique en insistant sur les questions qui importent pour tous les français. Les français s’opposent aux privatisations et ne veulent pas qu’on marchandise le service public. Mais comment s’opposer à ces pratiques alors que le Traité de Lisbonne les prévoit? Il faut soumettre la question directement au peuple français. S’ils n’en veulent pas, alors les français peuvent dire, à l’instar des anglais, « We opt out! » La France, forte d’un mandat du peuple, pourrait donc retirer le secteur public du marché de la concurrence libre et non faussée. Le pouvoir de confronter les institutions ne saura se faire sans que le peuple comprenne les questions clé et tous les enjeux de ces questions. L’éducation populaire fait donc partie intégrante de la révolution citoyenne. Par l’application de son intelligence, chacun doit participer à cette campagne collective, non pas pour juger de ce qui est bon pour elle ou pour lui, mais de ce qui est bon pour tous. Ceci nécessite une conscience politique de haut niveau, qui s’acquiert au fil de la lutte qui permet de comprendre les enjeux du pays. Et ce but n’est pas hors de portée puisque qu’il a été réalisé dans plusieurs pays d’Amérique latine. Il est en effet pas impossible d’imaginer qu’avec suffisamment de conscience politique un niveau de compréhension collective peut être atteint quant au sort du secteur public français : qui du peuple voudrait l’exposer aux aléas de la compétition libre et non faussée du marché? Et il en sera ainsi des autres questions politiques, ce qui permettra à la France de récupérer sa souveraineté par rapport à l’imposition non démocratique de l’accord de Lisbonne. Ce n’est pas difficile à atteindre avec une force politique comme le Front de Gauche qui a la volonté d’engager un effort pédagogique et qui est prêt à soumettre ses idées et ses propositions à la volonté du peuple et au suffrage universel.
Le cinquième, et dernier élément de ce programme exige la considération sérieuse du peuple et concerne les valeurs de la paix. Ceux qui ont été séduits par l’idée que la paix est un état de nature doivent se rappeler que l’Europe a été sujette à des guerres brutales dont les conséquences sont encore palpables. En même temps, il convient d’insister sur le fait que les Etats-Unis ont été affaiblis sur le plan économique et politique tant et si bien qu’ils doivent afficher leur pouvoir en ayant 600, 000 troupes dans 700 bases militaires dans le monde entier. Un tel monde est une poudrière. La paix est une construction politique. La France doit exprimer clairement, sans se cacher derrière les ennemis douteux d’hier ou de demain, qu’elle n’acceptera pas d’être complice de guerres américaines le long de pipelines. La France doit quitter l’Afghanistan, et quitter non seulement le commandement intégré, mais l’OTAN lui-même. La France, comme république, doit avoir une politique neutre et indépendante sous le contrôle d’un peuple souverain, les citoyens français. Une défense efficace concerne tous ceux qui souhaitent participer à la révolution citoyenne. Cette question n’est pas sujette au marchandage.
Le programme si habilement expliqué et défendu par le candidat du Front de Gauche, Jean-Luc Mélenchon, dans ses interventions dans les médias et ses rassemblements publics immenses, a généré un intérêt important et une vague de soutien populaire. L’événement le plus impressionnant jusqu’à présent a été la reprise symbolique de la Bastille le 18 mars dernier, date anniversaire de la commune de Paris. Plus de 120 000 personnes se sont rendues pour participer à la marche et pour entendre le candidat Jean-Luc Mélenchon. Un événement politique de cette envergure aurait normalement du occuper l’espace du discours politique du pays et devait stimuler une discussion médiatique quant à l’engouement pour programme du Front de Gauche. Cette discussion n’aura pas lieu.
L’intérêt porté à la prise de la Bastille par le Front de Gauche a été interrompu, alors qu’il s’engageait à peine, par l’improbable tuerie dans une école juive de Toulouse, où un assassin a tué d’une balle à la tête une fillette, et a tué un père, professeur à l’école, ainsi que ses deux jeunes fils. Soudain, une nation sous le choc ne parlait que de cet événement horrible. Prestement, le Président Sarkozy s’est rendu à une école en région parisienne et s’exprimant devant des élèves sidérés, leur a dit que le tueur aurait pu les viser, eux aussi. Stupéfaction du personnel enseignant. Le message de peur a été communiqué par le président via des enfants innocents et leurs parents au reste du pays. Le message consiste à dire que la menace du terrorisme islamique rode sur la France et doit être stoppée. Les partis de droite ont suspendu leurs campagnes pour se pencher plutôt sur la supposée menace terroriste et la contribution que la communauté musulmane y apporterait. Pour au moins une semaine presque toutes les discussions politiques sérieuses se turent. Sarkozy parlait même d’un « 11 septembre français », alors que d’autres formules étranges évoquaient une France « avant et après » Toulouse, reléguant au statut de trivial ce qui aurait pu être important dans « l’avant ». Donc, la prise de la Bastille tombait sous la rubrique de l’insignifiance et ne ferait pas l’objet de discussion dans les médias surchauffés. Le seul candidat qui a refusé d’accorder une quelconque signification politique aux tueries fut Jean-Luc Mélenchon, qui a insisté qu’il s’agissait de faits commis par un individu détraqué, un criminel. Il s’est refusé aux explications ou discussions relatives à l’intention ou aux supposées motivations politiques de ces crimes atroces. Il s’est tenu loin de toutes les analyses qui ont émergé sur l’identification et l’éventuelle mort du tueur présumé, un homme qui était sous surveillance des services de renseignement depuis des années, après 33 heures tendues de négociation avec la police. Ne tombant pas dans le piège de ce qui deviendront rapidement des « théories du complot », ne nourrissant pas la dérive sécuritaire à droite, Mélenchon a plutôt redoublé les efforts d’éducation populaire sur les questions d’importance majeure pour la France et l’Europe. C’était une stratégie gagnante et elle aura eu raison sur la haine.
La campagne présidentielle française est révélatrice. Deux conceptions distinctes de la liberté humaine ont été mises en lumière. La première, bien connue, place l’individu au cœur de la liberté. La véritable liberté, selon cette conception, s’épanouit dans le marché, qui libre et non faussé, est source ultime de créativité et de progrès. La seconde, presqu’oubliée, veut qu’il n’y ait aucune liberté possible pour l’individu sans un collectif qui lui fournit une identité individuelle (ces traits et ces caractéristiques qui lorsqu’assemblés, fournissent la réponse à la question « Qui suis-je? »), et donc la possibilité de liberté comme valeur pour l’individu. Vu sous cet angle, le fameux laissez faire est une résignation, un renoncement à l’humanité d’une personne ayant une véritable identité. Et pour toute personne qui tient à l’idée que la deuxième conception de liberté doit prévaloir, les élections françaises doivent être résolument perçues comme étant le plus important évènement politique de notre temps. Ces élections nous constituent un plein d’espoir. Et cet espoir n’est pas audacieux, car il est vrai.
Je conclu en rappelant mon intérêt personnel du début. Le candidat Mélenchon est souvent confronté à l’objection voulant que le programme du Front de Gauche n’est pas réaliste, qu’il est trop radical. Quant à moi, la critique est mal venue, car j’ai cette impression de déjà vu, d’avoir déjà vécu, et très bien vécu, dans ma jeunesse en Yougoslavie. S’il était possible de le faire dans la moins puissante Yougoslavie d’alors, pourquoi ne serait-il pas possible de vivre heureux dans la France d’aujourd’hui? Coincé entre deux blocs militaires, il a été possible pour la Yougoslavie de poursuivre une politique de défense neutre et souveraine, toute en étant activement engagé dans la création d’une alternative incarnée par le mouvement des pays non-alignés malgré sa délicate position géopolitique. La planification écologique me rappelle aussi des souvenirs, et quant aux idéaux de liberté, d’égalité, et de fraternité, ils étaient appliqués dans tous les domaines de la vie, ouvrant des horizons de droits nouveaux aux femmes, aux minorités (appelées alors « nationalités », à distinguer des nations dites constituantes de l’état, les serbes, les croates et les slovènes) et tous les citoyens, en offrant une éducation publique gratuite et unifiée, des services de santé pour les travailleurs et leurs familles, et en fournissant les ressources nécessaires à la culture et aux arts, libre de la dictature du marché et de la publicité abrutissante, (une liberté qu’il est impossible d’imaginer pour un occidental) ainsi que la contribution de l’état aux sports. La Yougoslavie n’était pas parfaite, mais ses trente glorieuses nous ont offert des richesses de bonheur que je croyais irrévocablement perdues, et pourtant je les retrouve, de manière cohérente dans le programme du Front de Gauche, et j’en conclu qu’il n’est ni radical, ni impossible, ni même difficile de le mettre en œuvre en France. Pourquoi s’arrêter là? Si cela peut être fait en France, pourquoi pas en Grèce ou en Allemagne? Et, enfin, pourquoi ne pas faire que ce bon vent traverse l’Atlantique pour y amener une bonne vie, la France, de nouveau, en avant?
Enfin, comme je n’étais pas friand du culte de personnalité yougoslave, bien que j’adresse un salut fraternel à Jean-Luc Mélenchon, je vous dis, tout simplement, « Résistance! »
Aleksandar Jokic est professeur de philosophie à l’université Portland State, dans l’état d’Oregon. Il est spécialisé en philosophie du temps, l’éthique, la philosophie politique, et en particulier la philosophie des relations internationales.