Étant depuis toujours curieux, ça n’est que très récemment que j’ai commencé à creuser l’ambition de devenir journaliste. En avril j’ai passé une semaine aux restos du cœur, une fois le rapport de stage rédigé je me suis rendu compte de l’ambition qui me porte tous les jours, celle d’écouter les gens qu’on n’entend pas. J’ai alors décidé de découvrir le milieu ouvrier, afin de les écouter, ces gens-là, constituant une grande partie de la population, mais si peu écoutés dans les débats publics.
Cette envie de découvrir l’industrie, s’est éveillée dès l’instant où j’ai visionné le film tiré du roman L’Etabli, de Robert Lienhart. En effet cette histoire m’a touché et m’a questionné sur ce quotidien enduré par les ouvriers. En effet Robert, est ici l’écrivain de sa propre histoire. Militant d’extrême gauche et de classe bourgeoise, Robert s’infiltre dans l’usine Citroën porte de Choisy à Paris. Ici il y véhicule ses idées marxistes, afin d’éveiller la conscience de l’exploitation ouvrière. Une fois sorti de la salle de cinéma, ce film m’a questionné sur la légitimité de ce Robert de porter de telles idées dans un milieu qu’il n’a jamais côtoyé auparavant. Avec du recul j’ai pensé opportun d’écouter ces gens là sans forcément propager d’idée, simplement de l’écoute et de l’analyse.
Depuis peu j’ai commencé la lecture d’un roman de Upton Sinclair intitulé La Jungle, cela a conforté l’ambition que je portais. Ici, c’est l’histoire d’une famille lituanienne à la recherche de réussite économique au XIXème, pensant que les Etats-Unis était terre de fortune. Très rapidement, ils vont se rendre compte qu’ici, pour survivre, il faut travailler, et à Packingtwon, quartier de Chicago, c’est l’industrie agroalimentaire qui emploie. Toute l’œuvre traite le processus d’aliénation de cette famille, perdant au fil du temps ses valeurs et ses traditions lituaniennes au profit d’une industrie toujours plus florissante. Le roman est écrit avec un style journalistique très descriptif, à en donner des frissons. L’injustice vécue par ces pauvres gens m’a transpercé et j’ai donc décidé de me confronter à ce milieu. Certes ça n’est pas la même époque mais le processus industriel ne change pas, ce qui change, ce sont les normes sécuritaires et sanitaires ainsi que les avancées technologique remplaçant certains postes.
Alors, j’ai décidé de travailler en usine en passant par les agences d’intérims. Cependant, j’ai dû appuyer ma recherche d’emploi et appeler tous les jours les agences afin de décrocher un emploi.
Deuxième point que je tiens à préciser, je ne tire cet essai que d’une expérience de deux semaines, j’ai conscience qu’en deux semaines on ne ressort pas de l’usine avec le même sentiment qu’en y ayant passé toute une vie. Mais j’estime que ces deux semaines ont été suffisamment intenses pour en tirer un écrit.
On m’a donc proposé l’entreprise Jean Floc’h dans le secteur de la production de jambon. J’y ai vécu de moments forts et cela dès le début, je vous laisse lire mes premières impressions.
Premières impressions
Une fois arrivé dans l’usine, mon responsable est venu me chercher et m’a expliqué très succinctement comment se déroulait la journée. J’ai revêtu les habits et enfilé les bottes conformes à la mise en activité puis disposé mes affaires dans un casier.
Charlotte et masque placés, j’avais l’accoutrement de l’ouvrier lambda. Dans l’usine tout ouvrier ressemble à un autre, aucune distinction n’est faite, la personnalité n’a pas sa place et l’aspect vestimentaire le revendique. Prêt à travailler, je me suis glissé sous le volet déroulant pour passer dans un long couloir longeant les cuisines et direction les ateliers. Pour me rendre à mon atelier je suis passé devant un grand tapis roulant où y passaient des morceaux de viande découpés et triés par les ouvriers en poste ici. La concentration de ces hommes à cette tâche répétitive et malgré tout dangereuse est troublante, on les mettrait à côté de robots, je n’y verrais aucune différence.
L’émotion y est imperceptible. Ces braves se tiennent debout sans aucun signe de fatigue, coordonnés à la perfection et appliqués. Pour ma part j’ai été assigné aux secteurs des barrâtes, sous la responsabilité de Armel. Ce dernier ne m’a adressé qu’un simple hochement de tête, en guise de bonjour, je me suis retrouvé debout, à moitié penaud, au milieu de la grande machine industrielle, à tenter de deviner quelle était ma tâche. J’ai donc scruté les mouvements de Louis, intérimaire à Jean Floc’h depuis 3 ans à chaque vacances scolaires. Il paraissait sûr de lui, comme si chacun de ses mouvements était ordonné et justifié. Malheureusement, étant donné que je n’avais aucune connaissance de l’utilité des barrâtes et de notre mission dans le processus de production de jambon je ne savais pas à quoi rimaient tous ces enchaînements de geste. A mon grand enjouement, Lilian, un autre intérimaire placé dans cet atelier, a eu le courage de déranger ce Lucas dans cette grande cacophonie. Celui-ci lui expliqua que notre tâche se résumait à remplir et vider les barrâtes de morceaux de viande. Lilian me regarda et me dit avec sourire, « mec, c’est trop simple, on va pouvoir chill », ne savant pas trop si c’était une bonne nouvelle ou pas, j’ai répondu de manière positive.
La tâche que j’avais à réaliser se résumait à vider les barrâtes remplies de la veille dans des bacs puis de les aligner les uns à la suite des autres afin que le secteur du conditionnement récupère ces bacs. Pour vider ces barattes, il fallait tout d’abord laisser l’air s’échapper par le couvercle car la viande était mise sous vide. A l’aide d’un tuyau, on la lavait puis on vidait l’eau sale dans un bac pour y retenir les restes de porcs de la baratte. Une fois les bacs remplis de déchets, il fallait les vider dans la poubelle. Le contenu de cette poubelle vous retournerait l’estomac pour sûr. Mais il ne fallait pas trop s’y attarder puisque par la suite il fallait remplir ces barattes avec la viande découpée au préalable. Pour remplir ces cuves, il fallait simplement appuyer sur un bouton placé sur le côté de l’élévateur. Oui, après 10H j’étais payé à appuyer sur un bouton. J’avais l’impression d’être utile en dépit d’investissements manquants pour une machine capable d’être autonome.
Une fois 2H30 écoulées, c‘est l’heure de la pause pour mon secteur. La salle de pause est au sous-sol, voisine des ateliers, mais il y fait nettement plus chaud. Dans cette salle on s’abreuve de café ou de chocolat chaud. Une fois, la boisson récupérée, l’ensemble des ouvriers s’asseyent et la discussion vient assez rapidement. Les sujets sont souvent les mêmes, ici, on y parle des soirées du week-end dernier puis celui du week-end prochain, on y parle aussi de la relation à l’alcool des plus fêtards. Heureusement ça n’est pas le seul sujet évoqué, l’énonciation des vacances de chacun y passe. On y voit une certaine envie des collègues déjà partis. Les discussions se tournent donc vers des sujets autres que le travail, et pour la plupart de ces sujets vers des possibilités de s’évader de cette routine aliénante. Cependant, les blancs en salle de pause sont fréquents, on y voit une sorte d’aveu de faiblesse, ou de fatigue. C’est dans ces situations-là que le regard ne trompe pas, le regard est à la fois triste et vide, rempli d’émotion et à la fois de fatigue. Comme si le regard laissait transparaître un avenir moins difficile, presque radieux, mais cet espoir reste tassé au fond de l’âme sous un amas d’aliénations. Ce n’est pas à travers la parole que j’ai saisi le quotidien de ces braves hommes, au contraire c’est dans le silence que tout se dit. Comme si, avouer la difficulté du métier, les ferait flancher.
Les premières impressions énoncées, j’aborderai dans cette seconde partie, l’aspect sensoriel car il semblerait que pour se plonger dans le climat industriel, rien de mieux que de percevoir ce que peut vivre le corps d’un ouvrier.
Les sens.
Premièrement, je vais traiter l’odorat puisque c’est selon moi le sens le plus touché à la découverte de l’usine agroalimentaire.
Une fois habillé et descendu au sous-sol il faut se diriger vers la salle de production. Pour cela on passe par un couloir longeant les cuisines, là-bas on y transforme la viande, et l’odeur qui s’en dégage est repoussante. Comparable à un coup de poing plein foie, l’odeur de la mort vous pénètre, au point d’en créer des envies de vomissements. Dès les premiers pas je n’ai eu qu’une seule envie, m’éloigner de cette odeur, malheureusement ça n’est pas en me dirigeant vers mon poste de travail que j’allais m’en dégager. J’ai pensé possible de s’habituer à cette odeur, impossible, chaque matin, à 6H, chaque ouvrier se destitue de son odorat, et sacrifie ce sens à l’édifice Jean Floc’h. Une fois sur le poste, ça n’est plus l’odeur du cochon qui tiraille, mais celle des liquides quels qu’ils soient, saumure, sauce fumée ou plasma, l’odeur vous fait perdre la tête.
Peu après j’ai tenté de manger du jambon, je ne sentais plus le jambon mais la sauce de l’usine. Le goût de l’ouvrier est lui-même touché, alors que l’on pourrait penser que ce goût resterait intact.
C’est à travers ce parallèle entre l’odorat et le goût que je vais aborder ce deuxième sens. L’usine sort tellement l’Homme de son milieu naturel, que ce dernier reste traumatisé à posteriori. Ce traumatisme passe par le dégoût, en effet le travail est plus qu’asservissant mais ne se cantonne pas de 6H à 14h45, non, il vous traverse et vous suit, au point de garder en bouche le goût de la viande crue, assaisonné abondamment. Mais ce n’est pas tout, l’ouvrier porte cette odeur fétide particulière à l’industrie porcine, en effet les éclaboussures des sauces et des particules carnées restent dans le tissu des vêtements et de la peau, l’ouvrier sacrifie donc son odeur corporelle propre au profit de celle de l’usine.
Enfin la journée terminée, les rêves émergent au milieu de cette accumulation d’images, ici, la vue joue un rôle également de traumatisme. En effet, l’industrie agro alimentaire est un réel monde à part, perdant tout lien avec les habitudes d’un humain lambda, premièrement l’ouvrier reste cloîtré dans un bâtiment de 6H à 15H sans voir la lumière du jour, mis à part la légère pause de 45 minutes à 10H pour manger. Secondement, il semblerait que l’objectivation de l’animal porcin passe par la machine industrielle. Ici sont entassées des tonnes et des tonnes de viande, à s’en demander si une vie est cachée derrière ce bout de viande. On oublie que quelques jours avant c’était une partie d’un tout fonctionnant de manière commune. En quelque sortes les yeux retranscrivent ces images au cerveau et créent une dissonance cognitive en début d’expérience. La relation à la viande devient mécanique, la viande est tuée, pesée, placée, puis déplacée, ensuite assaisonnée puis emballée, c’est à travers ce processus de division du travail que chacun se retrouve avec du sang sur le tablier, mais aucun ne se porte responsable de la mort de la bête. L’animal devient viande, puis outil de consommation.
De manière intuitive, lorsque l’on achète du jambon, on n’achète pas de cochon, simplement du jambon. L’ouvrier est donc spectateur au premier rang du sacrifice de toute considération de la bête et ses plus fidèles témoins sont ses yeux. Cependant ce n’est pas le seul sens qui subit ce processus industriel, le grand vacarme répétitif est ressenti par l’ouï de l’ouvrier. En effet l’oubli de soi passe par ce supplice auditif, ici la chaîne de production fait un tel bruit qu’il est impossible de communiquer oralement à plus de 2 mètres, rentre alors en scène toute une série de gestes codés pour faire passer différents messages. La communication s’avère donc difficile au départ. A la moindre voix qui porte un peu plus, l’ouvrier se retourne craintif d’avoir fauté en raison d’une inattention. L’angoisse est palpante, et j’ai senti à plusieurs reprises que l’ouvrier tient son poste sur un fil. S’il est en déséquilibre sur ce fil, l’industrie n’hésitera pas à laisser passer un courant d’air pour le laisser s’écrouler en chute libre dans la misère. Mais ce boucan empêche également de se laisser penser à autre chose, ou de réfléchir, les idées ne sont pas claires dans ce climat bruyant.
Aujourd’hui je me pose une grande question, et je pense détenir une partie de la réponse. Cette question se tourne autour de la possibilité de chacun de ces ouvriers à vivre cet enfer au quotidien. J’estime que l’ouvrier devient passif de ces propres gestes, devenus machinaux, digne de réflexe, au point de ne plus se rendre compte de son quotidien. En effet c’est en donnant son corps, en passant par le sacrifice de ses sens. Par la suite c’est un sacrifice psychologique, résultant d’une certaine aliénation de ce dernier. Enfin c’est l’être humain tout entier qui se donne à cette machine infernale. En revanche, l’Humain cherche à s’épanouir assez naturellement et l’industrie le force à rester un simple maillon, la recherche de moyen de s’échapper à ce brutal quotidien passe par l’alcool en général. Mais pas seulement, en effet le discours de la réussite est très prôné, comme si au lieu de se révolter contre les responsables de leur situation, ils les adulent. Ce fantasme capitalistique engrène les jeunes ouvriers dans une illusion de réussite future. Une fois noyés jusqu’au cou dans ce système, ils se rendent compte de cette rêverie, mais c’est trop tard, dorénavant, il faut payer les prêts, le loyer, à manger, survivre en d’autres termes. Ce grand mensonge méritocratique est responsable de l’aliénation et du malheur de millions de personnes.
Enfin, j’ai un dernier souhait pour clôturer cette tentative d’essai, j’aimerais demander à un retraité ex-ouvrier ce qu’il a ressenti lorsqu’il a badgé pour sa toute dernière fois, puis que pour la dernière fois de sa vie il a pris sa voiture pour rentrer chez lui de l’usine.
J’aimerais savoir comment il a abordé le reste de sa vie, comment il est revenu sur sa vie à l’usine, s’il a fait cette prise de recul.