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Billet de blog 18 mars 2022

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« Immigrés » et « refugiés » : ce que révèle la guerre en Ukraine

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Depuis le début de la guerre en Ukraine, il y a un peu plus de deux semaines, l’Europe connait sa plus grosse crise migratoire depuis la deuxième guerre mondiale.  Depuis les premiers pas des troupes russes sur le territoire, le 24 février, plus de deux millions de personnes ont fui le pays. Certains estiment que ce nombre pourrait monter jusqu’à 5 millions. La récalcitrance qui avait ouvert ses bras aux réfugiés syriens et afghans depuis 2015, fondé sur un prétendu pragmatisme économique, semble s’être dissiper, ouvrant la voie à une réponse généreuse de l’Union Européenne face aux réfugiés Ukrainiens. 

Le 4 mars, l’Union Européenne a activé le mécanisme de protection temporaire défini dans la Directive 2001/55, initialement conçu pour accueillir les réfugiés yougoslaves, fuyant la guerre ayant sévi dans les années 1990. Ce mécanisme vise à octroyer aux ukrainiens un statut temporaire de réfugiés, accélérant ainsi l’accueil dans les pays membres. Ainsi, les ukrainiens bénéficient de ce statut pour 1 an, renouvelable jusqu’à trois ans. Outre l’importante couverture médiatique, les figures politiques européennes se sont unanimement, à quelques exceptions près, montrer favorable à l’accueil des réfugiés ukrainiens. Si cette générosité est essentiel, au vu de l’évolution du conflit, elle reflète tout de même un cynisme latent de la part des dirigeants européens. 

A l’ère de la progression du nationalisme et de la xénophobie[1] en France et en Europe, les frontières européennes, qui tendaient à se fermer progressivement pour les réfugiés syriens et afghans, sont soudainement grandes ouvertes pour nos voisins ukrainiens. On peut, bien entendu, imputer un tel tournant de la philosophie européenne du droit d’asile aux différences apparentes que comporte les deux crises migratoires. Premièrement, en 2015, 4/5 des migrants adultes de Syrie et d’Afghanistan était des hommes, tandis que, étant données les règles de circonscription actuellement en vigueur en Ukraine, les réfugiés fuyant la guerre sont aujourd’hui quasiment tous des femmes. Deuxièmement, même avant la crise, les ukrainiens bénéficiait gratuitement de visa de voyage a travers l’Europe. De plus, la proximité géographique joue également un rôle important dans ces décisions.

 Cependant, il est certain que la principale raison pour l’effacement temporaire des fixations nationales et sécuritaires n’est autre que le racisme, dont on déjà fait preuve certains pays d’Europe face aux immigrés[2].  Comme nous l’avons évoqué précédemment, la réponse politique au crises migratoires syriennes et afghanes a été toute autre. Ces dernières décennies, tandis que la figure de l’ « immigré profiteur » ou de l’ « immigré illégal » se popularisait au sein des franges conservatrices, et fondait – et fonde toujours –  l’essentiel de certains programmes présidentielles en France, l’exécutif a redoublé de rigueur afin d’alimenter ses angoisses sécuritaires face à la « crise migratoire ».

Crise pourtant relativisée par un officier de l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides) qui témoigne : « Chaque année, 35.000 personnes sont reconnues réfugiées en France, sur 66 millions. À priori, ce n’est pas l’invasion. ». Un collègue ajoute d’ailleurs, « L’appel d’air, c’est dire qu’accueillir dignement un demandeur d’asile, lui accorder ses droits, ça ferait venir les gens. C’est pas vrai : personne ne quitte son pays pour avoir des allocations. (…) Tous les gens que j’entends, ils veulent rentrer chez eux, c’est un déchirement pour eux de partir. ».

Ce traitement inégal entre les réfugiés européens et ceux qui ne le sont pas, c’est-à-dire, pour reprendre le lexique de la droite actuelle, respectivement les « immigrés » et les « refugiés », est exacerbé par la crise ukrainienne. Ce phénomène nous ramène à l’interrogation des « modes culturels de régulation des dispositions affectives et éthiques », qu’avait posé Judith Butler en 2010 dans son essai Ce qui fait une vie[3]. En effet, il semble que notre société opère « un cadrage sélectif et différentiel de la violence », reléguant celle propre aux guerres des sociétés orientales et africaines au second plan, et en mettant la souffrance « caucasienne » au premier plan. Ces choix de cadrage réduisent presque à néant la couverture médiatique des conflits israélo-palestiniens, afghans, syriens ou birman dès lors qu’une actualité occidentales fait surface..

Dans son chapitre « Survivabilité, vulnérabilité, affect », la philosophe démontre que ces politiques de l’affect, influencé par les discours politiques et médiatiques et qui sont aujourd’hui en partie tourné vers des fixations nationales et xénophobes, nous conduisent à appréhender différemment la précarité des vies. Ainsi, certaines vies sont considérés comme « pleurables ». Tandis que d’autres, par exemple les personnes ayant été érigés par nos politiques conservateurs au rang de « dangers potentiels » souvent associés à la « criminalité montante » ou au terrorisme, se voient placés au bas de la pyramide de l’affect.

C’est précisément ces dispositions différentiels de l’affect, façonnées par les cadrages sélectifs de la violence et de la précarité, qui permettent aux politiques actuelle d’effectuer un tri des droits, protections et statuts auquel les réfugiés peuvent accéder, selon qu’ils soient européens ou non.

La question qui semble se poser n’est donc pas « combien de personnes pouvons-nous accueillir, et devrions-nous ? » mais bien « qui souhaitons-nous accueillir ».

[1] Ugo Palheta, La possibilité du fascime (2018) Ed. La découverte

[2] Rosental, P. (2011). Migrations, souveraineté, droits sociaux: Protéger et expulser les étrangers en Europe du XIXe siècle à nos jours. Annales. Histoire, Sciences Sociales, 66, 335-373.

[3] Judith ButlerCe qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Zones, coll. « Zones », 2010

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