Crise (nom féminin) : Moment très difficile dans la vie de quelqu'un, d'un groupe, dans le déroulement d'une activité, etc.
Elle est arrivée un jour de janvier sans prévenir.
En Chine.
Les Européens, les Français, comme vous, comme moi balançaient des blagues sur la base d’un vieux hit des années 90 ou d’une marque de bière célèbre.
C’était drôle.
Qu’est-ce que nous avons été cons ou naïfs de penser que cette épidémie ne nous regardait pas, qu’étant à des milliers de kilomètres, nous n’en serions jamais affectés.
Qu’ils ont été cons ceux qui, en Europe ou en France, se sont mis à déserter les restaurants chinois ou qui ont fait ressortir du plus profond de leur être une xénophobie des plus crasses.
Qu’ils ont été cons ceux qui disaient que nous ne serions jamais touchés.
Je suis directeur d’école depuis de longues années maintenant et j’ai suivi cette crise depuis le début avec une certaine légèreté je dois dire.
Je fais l’aveu que j’étais de ces gens qui parlaient d’une petite gripette, je rigolais avec mes collègues, au retour des vacances, de tout le tapage qui était fait autour de ce virus.
Il était déjà sur le territoire européen mais en France on se croyait alors supérieur aux autres pays, on raillait l’Italie et son système de santé.
Et il est arrivé, sans frapper à la porte avant d’entrer, se fichant des frontières comme de l’an 40.
Et il s’est installé.
J’ai suivi toute la semaine dernière, avec une légère ironie et une grande colère, les discussions autour des fermetures d’école envisagées jusqu’à la journée de vendredi.
« Il n'y aura pas de fermeture généralisée des écoles en France comme on a pu le voir dans d'autres pays d'Europe » déclarait Jean-Michel Blanquer le jeudi 12 mars, quelques heures à peine avant l’allocution télévisée du Président de la République.
Ignorance de la part du Ministre de l’Education ou consigne donnée pour ne pas faire paniquer la population avant la déclaration d’Emmanuel Macron, on ne le saura probablement jamais avant la publication des mémoires de M. Blanquer qu’on ne manquera pas de lire…ou pas.
Mais cette petite phrase a semé le trouble dans les équipes et chez les parents d’élèves. Au lieu de rassurer tout le monde, la décision de fermeture de tous les établissements scolaires après 20H a envoyé le signal que le gouvernement ne semblait pas bien préparer.
La preuve en est dès le lendemain.
Je pensais naïvement que, comme le dit l’adage, gouverner c’est prévoir.
A l’heure où dans l’Éducation Nationale, on nous demande le moindre protocole pour la moindre broutille, je pensais naïvement que tous les scénarios avaient été pensés et toutes les situations anticipées par nos gouvernants.
Comment ne pas avoir anticipé qu’un jour, en cas de pandémie, les écoles devraient fermer pour éviter une propagation trop rapide ?
Et, même si on voulait se voiler la face devant un scénario digne d’un livre de Thilliez ou de Robin Cook, il ne faut pas oublier que d’autres pays y étaient passés avant nous.
Quelques mois pour certains, quelques semaines pour d’autres.
Qu’a fait le Ministre pendant ce temps-là ?
Il a distillé des petites phrases dans les médias, se voulant rassurant.
C’est bien son rôle mais du côté des personnels de direction ou des directeurs c’était la longue attente. Ne voyant rien venir, on n’imaginait pas qu’une telle décision serait prise, si bien que le vendredi matin, je me suis retrouvé à sonder le matériel dont disposait les familles. Cela n’aurait-il pas pu être anticipé ? Pourquoi faire cela le vendredi 13 mars, dernier jour avant la fermeture?
Le Ministre depuis des semaines nous dit quand même que nous sommes prêts, que le CNED est prêt, que les serveurs sont prêts.
Aucune formation, ne serait-ce qu’à distance n’a été proposée pour se familiariser avec la plateforme Ma classe à la maison.
On attendait quoi ?
D’être dans l’urgence pour se préparer ?
J’ai la chance de disposer d’un ENT (Environnement Numérique de Travail) privé dont l’accès a été financé par ma municipalité pour chaque élève de l’école. L’équipe pédagogique et les parents d’élèves ont l’habitude de fonctionner ainsi. Mais cela a été une volonté de notre école de fonctionner ainsi. Certains IEN refusent même que des enseignants utilisent ce genre d’outil.
J’ai évité ainsi de passer de longues heures à recenser les adresses mails de tous les parents de l’école comme d’autres ont dû faire.
Dire que les enseignants sont préparé est un leurre, une façade pour cacher les manquements de l’État.
Ils se sont auto-formés, s’auto-forment et s’auto-formeront, dans l’unique but de faire réussir les élèves dans cette situation inédite.
En tant que directeur, j’ai attendu des consignes officielles toute la journée quittant l’école avec la seule consigne de mon Inspecteur d’être là lundi, sur le front, avec toute mon équipe pédagogique.
Est-ce bien raisonnable en ces temps de pandémie ?
Cette consigne a été confirmée le vendredi en fin d’après-midi (sic) par un courrier du DASEN qui nous demandait d’être à l’école ce lundi 16 mars et, en substance, les autres jours avec la possibilité laissée aux agents de venir avec leurs propres enfants dans la mesure où chacun serait responsable d’eux et en évitant qu’ils côtoient les autres enfants du personnel.
Est-ce bien raisonnable en ces temps de pandémie ?
Est-ce bien raisonnable de dire que le risque sanitaire est tel qu’on ferme les écoles en nous demandant de venir avec nos enfants au moins les premiers jours ?
D’autant plus que la journée de vendredi, dans les écoles maternelles et élémentaires où tous les personnels étaient présents - contrairement au collège et lycée où il est parfois difficile d’avoir tout le monde en même temps avec le jeu des emplois du temps-, nous nous sommes déjà organisés en partie. Il reste certes quelques modalités à affiner mais le gros a été anticipé avec les élèves et avec les familles.
Cette consigne donnée dans un premier temps aux personnels de venir lundi (avec nos enfants si on le souhaitait) n’a pas été respectueuse, ni pour notre santé ni pour celle de nos familles.
J’ai longtemps attendu sur les réseaux sociaux l’évolution des consignes qui n’étaient pas identiques sur tout le territoire.
En vain.
Jusqu’à la conférence de presse ce samedi après-midide M. Blanquer où il a rectifié le tir sur la présence des personnels dans les établissements dès lundi évoquant la possibilité à ceux de santé fragile ou encore devant garder des enfants de démarrer le télétravail.
Mais quid des autres ?
Il est resté évasif, stipulant que ce serait au cas par cas, que les chefs d’établissement et les Inspecteurs de l’Éducation Nationale se chargeraient d’organiser cela…avec l’aide des directeurs a-t-il ajouté.
Les directeurs, parlons-en.
Depuis le suicide de Christine Renon que je n’oublie pas, on a reparlé de leurs conditions, de leur manque de statut. Cela a duré le temps de l’émotion médiatique, le temps d’une grande consultation puis…plus rien.
Notre sort est retombé dans les oubliettes éducatives.
Mais dans cette crise, le rôle de ces personnels mi-figue mi-raisin est essentiel. Nous sommes le relais de l’Inspecteur qui, en ces temps compliqués, se retrouve submergé de questions sans avoir de réponses à donner. Sans nous, il ne peut piloter la nécessaire continuité pédagogique demandé aux enseignants. Sans nous il ne peut recenser le nombre d’enfants de personnels soignants à garder, car il faudra les garder. Comment peut-on penser le contraire ?
J’ai été très vite sollicité par des parents d’élèves sur l’ENT qui ont eu l’information de leurs employeurs bien avant moi, bien avant mon Inspecteur.
Encore des questions pour des réponses qui arrivent tardivement par le biais d’un SMS du Rectorat alors que je venais enfin de me poser à 21H : accueil obligatoire des enfants des personnels soignants dès lundi dans vos écoles.
Sans en savoir plus, sans savoir quoi répondre encore aux familles qui me déposeraient leurs enfants alors que la cantine et les services périscolaires ne seront, eux, pas assurés.
Alors j’attends, j’attends d’apporter des réponses que je ne peux donner sans avoir encore eu le temps de préparer ma classe virtuelle pour demain.
J’attends aussi qu’ils s’accordent en haut lieu parce que, alors que M. Blanquer donnait sa conférence de presse où il était encore question de faire déplacer les personnels lundi, le Premier Ministre l’a contredit dans la soirée avec le passage au stade 3 : « (…) En conséquence, l’ensemble des personnels des écoles et établissements scolaires ne sont pas tenus de rejoindre systématiquement à partir du lundi 16 mars sur leur lieu de travail »
M. Blanquer a donc été obligé de revoir sa copie ce matin sur France info « Vient lundi qui veut ».
Et en ce dimanche après-midi ensoleillé car seul le printemps ne semble pas être reporté, j’attends que les consignes redescendent pour que le flou artistique qui encombre ma tête ne se transforme qu’en mauvais souvenir et que je puisse me consacrer enfin à mes élèves.
Jusqu’à ce qu’une circulaire ministérielle clarifie enfin les choses : on ne parle plus de permanence physique pour les écoles, le directeur doit rester joignable aux horaires habituels de l’école.
J’attends demain pour le transfert d’appel qui n’aurait pas été utile si les directeurs disposaient d’un téléphone portable professionnel.
J’attends de voir si, malgré tous nos efforts, les parents seront réceptifs en jouant le jeu de l’école à la maison.
J’attends aussi de voir comment nous surmonterons cette crise avec nos outils personnels et notre inventivité.
J’attends enfin de voir comment le ministère va gérer l’après en espérant un avenir plus radieux pour les directeurs épuisés.
Dans l’attente, prenez soin de vous.