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Billet de blog 5 avril 2023

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Écrire la Nakba en hébreu : Arabesques, d’Anton Shammas

« Ce que j’essaie de faire, c’est de déjudaïser la langue hébraïque, de la rendre plus israélienne et moins juive, la ramenant ainsi à ses origines sémitiques, à sa place. C’est un parallèle avec ce que je pense que l’État devrait être. De même que l’anglais est la langue de ceux qui le parlent, l’hébreu l’est aussi ; l’État devrait donc être l’État de ceux qui y vivent."

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Ruth Margalit, The New York Review of Books, 20/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le roman Arabesques, écrit en hébreu par le Palestinien Anton Shammas, est une complainte sur la catastrophe de 1948 et un hymne à l’hébreu et à l’arabe.

Ouvrage rencensé :
Arabesques
d’Anton Shammas, traduit de l’hébreu par Vivian Eden, avec une postface d’Elias Khoury
New York Review Books, 269 p., 17,95 $ (papier)
Édition française : traduit par Guy Séniak, Collection Babel, Actes Sud, 1988/2009 (aussi traduit en espagnol, allemand et italien, mais  pas encore en arabe)

L’épigraphe de la deuxième partie du roman Arabesques d’Anton Shammas, publié pour la première fois en hébreu en 1986, est la suivante :

Des robes de belles femmes, en bleu et blanc.
Et tout en trois langues :
Hébreu, Arabe et Mort.

Ces lignes sont extraites d’un poème de Yehuda Amichai, poète officiel d’Israël. À première vue, ce choix peut sembler curieux pour Shammas, un citoyen arabe d’Israël qui a quitté le pays peu de temps après la parution du roman. Il s’était rendu compte, avait-il déclaré à un journaliste à l’époque, qu’en tant que Palestinien et chrétien, l’État ne lui accorderait pas les mêmes droits. « Mon cas est désespéré », a-t-il déclaré. Depuis lors, Shammas, qui a soixante-douze ans, vit à Ann Arbor, où il est professeur émérite de littérature du Moyen-Orient à l’université du Michigan.

La citation d’Amichai reflète l’engagement intime de Shammas avec les deux langues de sa jeunesse et le gouffre - la “mort” - qui les sépare. Elle témoigne également d’une capacité littéraire qui correspond parfaitement à sa position morale à l’égard de la langue. Arabesques est son seul roman, mais Shammas est un traducteur doué et prolifique de et vers l’arabe, l’hébreu et l’anglais. Dans un article universitaire datant de 2017, il a analysé le témoignage écrit d’un prisonnier palestinien pendant la première Intifada à la fin des années 1980 et sa traduction ultérieure en hébreu et en anglais, et a fait référence à la “violence” causée par les omissions linguistiques et les erreurs de traduction. Pour lui, la langue n’est donc pas simplement politique, comme le veut le cliché. Elle est peut-être l’instrument le plus puissant - et potentiellement corrupteur - qu’un individu puisse manier.

Arabesques fait référence à d’autres géants de la littérature hébraïque qu’Amichai. La description d’un lac dans le roman présente des similitudes linguistiques avec le poème La Piscine (1905) de Hayim Nahman Bialik. Un coq rappelle La Dot des fiancées (1931, fr. 2003), un roman de Samuel Joseph Agnon sur un juif errant qui tente d’amasser suffisamment d’argent pour marier sa fille. Il y a des échos des jumeaux muets du roman Mon Michael (1968) d’Amos Oz (les jumeaux de Shammas sont à la fois sourds et muets), et du jeune mécanicien palestinien du roman L’Amant (1977, fr. 1998) d’A.B. Yehoshua qui entame une relation sexuelle avec une jeune fille juive (dans Arabesques, l’amant est un photographe et se trouve donc sur un pied d’égalité sociale avec sa maîtresse juive). À côté de ces écrivains israéliens, on trouve des chansons et des proverbes de réfugiés palestiniens, ainsi que des bribes de conversations entre villageois. (Il y a aussi des sources d’inspiration plus lointaines, de Clive James et Willa Cather à Samuel Beckett et David Lodge. On y trouve ce joyau de Walter Abish, sur le manque de fiabilité des écrivains : « Ils semblent avoir une certaine difficulté à prendre du plaisir à ce qu’ils font ».

Ces citations et allusions disparates apparaissent comme des lumières vacillantes dans le livre éblouissant et original de Shammas, aussi vivifiant aujourd’hui que lors de sa première publication. Arabesques est un roman autobiographique postmoderne sur les membres d’une même famille dont la vie est marquée par deux traumatismes : la révolte arabe ratée contre les forces britanniques en Palestine en 1936-1939 et la Nakba (Catastrophe) de 1948, au cours de laquelle l’armée israélienne naissante a chassé 700 000 Palestiniens de leurs maisons. En décrivant les histoires transmises d’une génération à l’autre, Shammas dépeint de manière vivante son lieu de naissance : le village de Fassouta en Galilée, « construit sur les ruines du château croisé de Fassove, lui-même construit sur les ruines de Mifshata, le village juif qui avait été établi après la destruction du Second Temple par les Harim, un groupe de prêtres déviants ».

C’est du Shammas classique. Il ne nous fait jamais oublier que chaque coin de rue, chaque oliveraie, chaque jeune enfant a une histoire d’origine. Et son roman remonte le temps pour exposer les racines de ces histoires, qu’elles soient réelles ou imaginaires. En réponse à une histoire qui cherche à généraliser, à nier l’expulsion massive des Palestiniens ou à transformer ses témoins en “survivants” sans visage, Shammas insiste sur la singularité de chacun de ses personnages : « Réfugiés, c’est ainsi qu’ils ont commencé à nous appeler, et celui qui a ce nom collé à la peau ne pourra jamais s’en débarrasser ».

Comment écrire sur la Nakba ? En hébreu, qui plus est ? Shammas y parvient en étant précis, parfois au point de paraître banal. (Les villageois se souviennent de l’année où la Nakba s’est produite principalement en raison de la faible récolte d’olives). Il décentralise également son roman en choisissant de noyer l’autorité de son narrateur dans les voix de ses proches et de ses concitoyens. Une telle cacophonie oblige le lecteur à revenir sans cesse en arrière pour donner un sens à l’histoire. Et même cela peut ne pas suffire : les voix se contredisent souvent. Lorsque nous rencontrons pour la première fois la tante du narrateur, elle se tient sur un quai du port de Beyrouth en 1928 et regarde son mari partir pour l’Argentine. Plus tard, on apprend que cette tante a en fait vécu et travaillé à Haïfa jusqu’en 1948, et qu’elle ne s’est réfugiée à Beyrouth qu’à cette date. Pourtant, l’effet de toute cette incertitude n’est pas l’habituelle absence de vérité postmoderne. Il s’agit plutôt d’un phénomène lié à la façon dont la mémoire collective s’installe au sein de la famille. Chaque version de l’histoire la raconte avec un léger décalage. Cela ne fait qu’accentuer le sentiment d’une tradition orale, d’erreurs et d’ellipses, de récits qui ont été roulés et lissés au fil des ans, comme le travail du temps sur une pierre.

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