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Billet de blog 8 février 2023

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Viol et résistance en Égypte

-Recension du livre Radius: A Story of Feminist Revolution Un nouveau livre raconte la geste héroïque des militantes qui se sont organisées pour protéger les femmes des violences sexuelles pendant la révolution égyptienne et pour affirmer leur droit à participer à la vie politique du pays.

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Ursula Lindsey, The New York Review of Books, 23/2/2023
Original : Rape and Resistance in Egypt
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Ouvrage recensé :
Radius: A Story of Feminist Revolution
By  Yasmin El-Rifae
Verso, 218 pages, 24,95 $. Hardback with free ebook, £11.99

À l'automne 2012, presque deux ans après le début de la révolution égyptienne, on a commencé à signaler de plus en plus d'agressions sexuelles contre des femmes lors de manifestations en Égypte. Depuis l'éviction du président Hosni Moubarak en février 2011, le pays connaissait une transition politique chaotique et conflictuelle. Un gouvernement militaire intérimaire s'attachait à protéger les intérêts de l'ancien régime, les partis islamistes poursuivaient le pouvoir politique et divers groupes pro-révolution réclamaient de véritables réformes.

De grandes foules se rassemblaient encore régulièrement, le plus souvent sur la place Tahrir du Caire. Dans ces foules, les femmes étaient encerclées par des groupes d'hommes, déshabillées, battues, violées et traînées d'un bout à l'autre de la place. Parfois, des centaines d'hommes étaient impliqués ; les attaques pouvaient durer des heures. Les femmes étaient prises au piège, incapables de s'échapper ou d'obtenir de l'aide.

Les manifestations ont toujours été marquées par des violences, y compris des violences sexuelles. La nuit où Moubarak a été contraint de quitter le pouvoir, la journaliste sud-africaine Lara Logan a été agressée sexuellement par une foule d'hommes au milieu des célébrations sur la place Tahrir. Plus tard dans l'année, l'armée a effectué des “tests de virginité” sur les manifestantes qu'elle arrêtait ; un général a expliqué que ces jeunes femmes, qui avaient campé sur la place aux côtés d'hommes, “n'étaient pas comme votre fille ou la mienne. Nous ne voulions pas qu'[elles] disent que nous les avions agressées sexuellement ou violées, alors nous voulions prouver qu'elles n'étaient plus vierges au départ”. En décembre 2011, des soldats dispersant une manifestation ont été filmés en train de traîner et de piétiner une manifestante, dont l'abaya avait été soulevée pour révéler son soutien-gorge bleu. De nombreux commentateurs en Égypte semblaient plus outrés par l'exposition du corps de la femme inconsciente que par le mal qui lui était fait.

Pourtant, les attaques de 2012 étaient si vicieuses, si répandues et si systématiques qu'elles semblaient être quelque chose de nouveau. Depuis que les manifestants s'y étaient rassemblés en grand nombre, la place Tahrir avait été tendue et effrayante par moments, mais elle avait aussi été accueillante et ouverte. En général, on savait d'où pouvait venir le danger (police, informateurs, contre-manifestants). Mais personne ne savait qui étaient les auteurs de ces viols collectifs. Rendre la place dangereuse pour les femmes était un changement dans la nature des manifestations : cela détruisait un sentiment de confiance et d'espoir qui était fondamental pour la politique qu'elles avaient exprimée. (C'est à cette époque que moi, journaliste vivant au Caire depuis une dizaine d'années, j'ai cessé de me jeter dans la foule à Tahrir).

La police s'était retirée des rues lorsque la révolution a commencé ; elle ne s'engageait dans les manifestations que pour les disperser violemment. Les factions politiques du pays ont déploré les agressions sexuelles, se sont disputées pour savoir qui était responsable, mais n'ont pris aucune mesure pour y mettre fin. Un certain nombre de groupes d'activistes ont donc vu le jour pour protéger les femmes et affirmer leur droit à participer à la vie publique et politique du pays.

L'ouvrage de Yasmin El-Rifae, Radius : A Story of Feminist Revolution revient sur l'un des plus connus de ces groupes, Opantish (Operation Anti-Sexual Harassment and Assault), auquel elle appartenait. Ses membres étaient des féministes, des gauchistes, des activistes, des personnes dont la vie avait été transformée par le soulèvement contre Moubarak et qui partageaient « le sentiment... que si Tahrir était perdu, tout le rêve de changement serait perdu avec elle ». Au plus fort de son activité, l'organisation comptait des centaines de volontaires, hommes et femmes, qui étaient répartis en équipes avec des tâches spécifiques : repérer les attaques, recueillir des rapports, diriger les opérations sur le terrain, intervenir dans les foules, assurer le transport et les soins médicaux, s'adresser aux médias. Le “Radius” (“rayon”)  du titre fait référence aux cercles d'agression dans lesquels les femmes étaient prises, à la manière dont leur présence dans la rue, dans la révolution et dans la société était délimitée, leur expérience et leurs voix circonscrites. Il suggère également la manière dont chaque acte - de violence ou de solidarité - rayonne vers l'extérieur, se répercutant sur le monde.

Le livre de Rifae est basé sur ses souvenirs et sur des entretiens menés pendant de nombreuses années avec des amis et des camarades. (Il s'ouvre la nuit du 25 janvier 2013, jour du deuxième anniversaire du début de la révolution. Rifae décrit l'un des membres d'Opantish, T, en train de se préparer pour ce qui était sûr d'être un énorme rassemblement à Tahrir. T enfile un maillot de bain une pièce par-dessus une paire de caleçons longs : « Une couche de protection de base, difficile à enlever, impossible à déchirer ». Par-dessus, un jean et des bottes lourdes qui ne s'enlèvent pas. « Une queue de cheval serait trop facile à tirer, une cible évidente" » pense T en épinglant ses cheveux et en nouant une écharpe autour.

Ce sont toutes les précautions que T prend contre la violence qu'elle sait qu'elle devra affronter en essayant d'aider d'autres femmes. Mais cette nuit de janvier, l'ampleur des attaques était si extrême que les volontaires d'Opantish ont été dépassées : elles ont perdu le contact les unes avec les autres et ont été elles-mêmes blessées et agressées. Dans leurs récits, elles décrivent des foules d'hommes, dont certains étaient armés, qui ont entraîné les femmes loin de leurs amis, leur ont coupé leurs vêtements, les ont tripotées et les ont pénétrées avec leurs doigts. De manière dégoûtante, certains hommes faisaient semblant d'aider, en beuglant des ordres et des exhortations (“Laissez-la tranquille !”) alors qu'ils prolongeaient les agressions et y participaient. Toute la nuit, un flot de femmes - choquées, en sang, pieds nus, à moitié nues - se sont rendues dans la salle d'opération du groupe, située dans un appartement en bordure de Tahrir. Une foule d'hommes, les voyant entrer et sortir, a tenté de s'introduire dans le bâtiment.

Pourtant, après cette terrible nuit, l'organisation n'a pas abandonné ; ses membres sont même devenues plus déterminées. Elles sont allés à la rencontre du public, ont recruté des centaines de volontaires, ont affiné leurs stratégies. Elles ont insisté sur le fait que les femmes devaient être les leaders au sein de l'organisation et que si elles le souhaitaient, elles devaient participer à tous les aspects de son travail, aussi dangereux soient-ils. Les volontaires ont appris à former des couloirs humains disciplinés pour percer les cercles d'assaillants. Elles et ils ont appris que s'ils/elles parlaient calmement aux hommes qui les entouraient, en faisant comme s'ils/elles attendaient d'eux qu'ils les aident, il/elless pouvaient parfois les rallier à leur cause. Elles ont appris qu'il fallait que ce soit une femme qui se déplace dans le couloir, car après avoir été agressée par une foule d'hommes hurlants et agrippés, une femme ne ferait confiance qu'à une autre femme pour la sortir de là - elle s'accrocherait à elle dès qu'elle la verrait.

Le centre de ce livre est le centre de ces cercles cauchemardesques : le lieu dans lequel une femme seule (les agresseurs isolent toujours leurs victimes) vit la pire terreur et la pire douleur imaginables, et le lieu dans lequel une autre femme s'engouffre, risquant sa propre sécurité pour sauver une inconnue. Rifae reconstitue ces scènes avec des détails saisissants et dévastateurs :

Tout le monde s'est mis à bouger et elle a essayé de ne pas regarder en arrière […] Elle pouvait entendre le bruit des tasers électriques. Ils se déplaçaient plus rapidement maintenant, il semblait que les cercles de personnes pouvaient continuer à l'infini, pas un cercle ou une foule mais un océan d'hommes. Quelqu'un devant elle a commencé à crier : “Ici ! Ici ! Lina !” et elle a été tirée vers l'avant, et elle a vu la femme […]

“Je m'appelle Lina, je suis d'Opantish, je suis là pour t’ aider”, a-t-elle dit.

Elle a dû le répéter deux, trois fois avant que la femme ne l'entende, mais quand elle l'a fait, elle a eu l'air stupéfaite pendant une seconde, et Lina n'était pas sûre qu'elle allait la repousser. Mais ensuite, elle a jeté son corps dans celui de Lina […]

Sa prise était forte et elle répétait sans cesse “matsebeneesh”. Ne me laisse pas.

Lina savait déjà qu'elle n'était plus une personne qui était venue aider cette femme. Elles étaient une unité maintenant, et elles s'en sortiraient ensemble ou pas du tout. Ses autres coéquipières s'étaient regroupées autour d'elles pour les ramener hors du cercle de la même manière que Lina y était entrée.

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