Doha Chams, Al Araby Al Jadid, 4/10/2024
Original : عالم ينتهي وآخر لا يبدأ
Traduit par Tafsut Aït Baamrane, Tlaxcala
Rouler dans la rue, c’est ce que je ressentais, comme si mes pieds étaient devant moi et que mon corps les rattrapait. Parfois, je restais comme ça un moment, je faisais une pause pour retrouver un équilibre que je me sentais sur le point de perdre, puis je me remettais à marcher de plus en plus lentement, malgré moi, comme une vieille femme seule et désemparée qui porte un poids trop lourd pour elle.
Beyrouth ces derniers jours. Photo Diego Barra Sanchez/The New York Times/Redux/Laif
Il fallait que je sorte. Je suis allée à la banque, j’ai récupéré l’« argent de poche» mensuel de mon dépôt qui avait été bloqué pendant six ans. Puis j’ai marché comme une vagabonde, comme une machine en ruine, comme le van numéro 4 qui, malgré toutes les destructions, circule encore de la banlieue dévastée qui m’a amenée ici, jusqu’à la rue Hamra.
Je marche en me persuadant que je suis en train de visiter l’endroit et non pas d’errer, sans savoir quoi faire. C’est comme si mes intestins flottaient dans mon ventre, aussi erratiquement que le font les astronautes sur la lune à cause de l’apesanteur.
Près du journal As-Safir, qui était à son apogée quand Israël est entré dans Beyrouth en 1982, et dont les employés se tenaient devant sa porte pour empêcher les soldats d’entrer, divers réfugiés de nos patries arabes sinistrées et des déplacés des lieux bombardés, que ce soit les banlieues, le sud, la Bekaa ou même Beyrouth, après qu’Israël a bombardé avant-hier un de ses immeubles résidentiels et assassiné trois dirigeants palestiniens, dont l’un était une de mes connaissances.
Irakiens, Syriens, Soudanais, et Égyptiens, ainsi que les pauvres d’Éthiopie, des Philippines ou du Bangladesh.
Près d’un rassemblement de personnes déplacées, un petit magasin express s’active pour répondre à leurs besoins, et au coin de la rue, je m’attarde devant une petite librairie qui a ouvert ses portes pour je ne sais quelle raison. Je lis les titres des livres proposés, essayant de trouver quelque chose pour me distraire de la tristesse indescriptible qui m’étreint. Comment échapper à la tristesse qui vous habite ?
Une femme d’une cinquantaine d’années, vêtue de noir, comme si elle était en deuil, sort de l’intérieur, une cigarette allumée à la main, pour me demander si j’ai besoin d’aide. Son visage est fatigué, comme si elle n’avait pas dormi depuis des jours. Elle me demande, mais elle me regarde un instant, et puis c’est comme si elle me reconnaissait de quelque part. Elle pose sa cigarette allumée sur le bord du cendrier, puis tend la main avec empressement pour me serrer la main en se présentant par son nom complet, comme si j’étais une vieille amie qu’elle avait enfin rencontrée. Je maudis ma mémoire défaillante tout en essayant de sourire pour camoufler mon ignorance de la personne à qui je parlais. Mais une chaleur émanait de ces yeux, et de ses paumes qui se resserraient autour de ma main.
J’ai regardé ses yeux rougis d’avoir tant pleuré, et elle a regardé à son tour mes yeux gonflés, et nous n’avons pas pu nous empêcher de pleurer ensemble, silencieusement et sans bruit.
Nous étions des étrangères, mais ce que nous pleurions était la même chose. Me voilà enfin en train de pleurer. J’ai laissé mes larmes, retenues par la colère et une douleur unique, couler tranquillement comme si elles avaient enfin trouvé un endroit sûr pour se déverser sans provoquer la jubilation de qui que ce soit.
Elle a pleuré, j’ai pleuré. Sans un mot. Nous nous sommes assises sur un divan coincé entre les nombreux livres poussiéreux de cette librairie étroite, à l’angle de deux rues, rendue encore plus exiguë par le nombre de livres et d’objets qui s’y trouvaient. Une pièce sans lumière, aussi sombre que le ciel à l’extérieur, comme si elle venait d’ouvrir ses portes après une longue période de fermeture. L’odeur était mélangée, entre l’atmosphère d’un pub, remplie d’odeurs de cigarettes éventées, de boissons et de vie nocturne, et l’odeur des livres que personne n’a achetés depuis longtemps. Nous pleurons en silence, puis chacune de notre côté, nous sortons un mouchoir de la boîte, nous essuyons nos larmes et nous ne disons rien. Au bout de quelques minutes, elle soupire et dit avec un sourire triste : « Tu bois du café ? »