Matthew Desmond, The New York Review of Books, 21/3/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Matthew Desmond est professeur de sociologie à la chaire Maurice P. During de l’Université de Princeton et le chercheur principal de The Eviction Lab, un laboratoire de suivi, de collecte de données et de cartographie sur les expulsions de logements aux USA (plus de 3 millions en moyenne par an). Son nouveau livre s’intitule Poverty, by America (Crown, Penguin Random House, mars 2023).
Auteur de On the Fireline : Living and Dying with WIldland Firefighters (2007), Race in America (avec Mustafa Emirbayer, 2015), The Racial Order (avec Mustafa Emirbayer, 2015), et Evicted : Poverty and Profit in the American City (2016). CV. @just_shelter
Cet essai figure, sous une forme quelque peu différente, dans l’ouvrage de Matthew Desmond intitulé Poverty, by America, publié ce printemps par Crown, une collection de Penguin Random House LLC. Photos Magnum

Le gouvernement usaméricain aide le plus ceux qui en ont le moins besoin. Telle est la véritable nature de notre État-providence.
Il y a trois ans, la pandémie de Covid-19 frappait les USA et l’économie s’effondrait. Les protocoles de distanciation sociale ont entraîné la fermeture d’entreprises et des millions d’USAméricains ont perdu leur emploi. Entre février et avril 2020, le taux de chômage a doublé, puis encore doublé. Au cours de la pire semaine de la Grande Récession de la fin des années 80, 661 000 USAméricains avaient demandé à bénéficier de l’assurance chômage. Au cours de la semaine du 16 mars 2020, ce sont plus de 3,3 millions d’USAméricains qui l’ont fait.
Le gouvernement fédéral a réagi à cette chute libre en apportant une aide audacieuse et immédiate. Il a élargi la période pendant laquelle les travailleurs licenciés pouvaient percevoir des allocations de chômage et, dans une rare reconnaissance de l’inadéquation de l’allocation, a ajouté des paiements supplémentaires. Pendant quatre mois, les chômeurs usaméricains ont reçu 600 dollars [=550€] par semaine en plus de leur allocation normale, ce qui a presque triplé le montant moyen de l’allocation. (En août 2020, le gouvernement a ramené les primes à 300 dollars par semaine).

Distribution d’eau à Denmark, en Caroline du Sud, où plus de 20 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Les habitants disent que l’eau du robinet les a rendus malades. Photographie de Matt Black, 2019.
Grâce aux généreuses allocations de chômage, aux chèques de relance, à l’aide au logement, à l’élargissement du crédit d’impôt pour les enfants et à d’autres formes d’aide, la pauvreté n’a pas augmenté pendant la pire récession économique depuis près d’un siècle. Elle a diminué, et ce dans des proportions considérables. L’économie usaméricaine a perdu des millions d’emplois pendant la pandémie, mais il y avait environ 16 millions d’USAméricains de moins dans la pauvreté en 2021 qu’en 2018. La pauvreté a reculé dans tous les groupes raciaux et ethniques. Elle a reculé pour les citadins et les ruraux. Elle a diminué pour les jeunes et les personnes âgées. C’est chez les enfants qu’elle a le plus diminué. L’action rapide du gouvernement n’a pas seulement permis d’éviter un désastre économique : elle a aussi contribué à réduire de plus de moitié la pauvreté des enfants.
Après des années d’inaction, les USA ont enfin réussi à réduire considérablement le taux de pauvreté. Cependant, un groupe d’USAméricains semblait troublé par le fait que le gouvernement en fasse autant pour les aider. Ils reprochent notamment aux chèques de chômage majorés d’être à l’origine de la lenteur de la reprise économique du pays. David Rouzer, membre républicain du Congrès de Caroline du Nord, a tweeté une photo d’un Hardee’s [chaîne de malbouffe] fermé avec la légende suivante : « Voilà ce qui arrive quand on prolonge trop longtemps les allocations de chômage et qu’on y ajoute un paiement de 1 400 dollars pour la relance ». Kevin McCarthy, alors chef de la minorité à la Chambre des représentants, a écrit que les démocrates « ont diabolisé le travail pour que les Américains deviennent dépendants d’un Grand gouvernement ». Les journalistes ont parcouru le pays et interrogé des propriétaires de petites entreprises qui ont attribué leurs problèmes d’embauche à l’aide fédérale. « Nous avons eu des employés qui ont choisi de toucher le chômage et de ne pas rester, ce qui m’a semblé incroyable », a déclaré Colin Davis, propriétaire du Chico Hot Springs Resort, dans le Montana. « Depuis quand tout le monde est-il devenu si paresseux ? » Cela semblait évident : l’Amérique ne se remettait pas au travail parce que nous payions les gens pour qu’ils restent chez eux.
Il s’est avéré que cette hypothèse était erronée. En juin et juillet 2021, vingt-cinq États ont interrompu tout ou partie des prestations d’urgence mises en place pendant la pandémie, y compris l’extension de l’assurance chômage. Il était donc possible de voir si ces États avaient bénéficié d’une hausse significative de leur taux d’emploi. Mais lorsque le département du travail a publié les données du mois d’août, nous avons appris que les cinq États ayant connu la plus forte croissance de l’emploi (Alaska, Hawaï, Caroline du Nord, Rhode Island et Vermont) avaient conservé tout ou partie des allocations. Les États qui ont réduit les allocations de chômage n’ont pas connu de croissance significative de l’emploi.
Pourquoi avons-nous adhéré si facilement à une histoire qui attribuait le taux de chômage élevé à l’aide gouvernementale, alors que nous disposions de tant d’autres explications ? Pourquoi n’avons-nous pas pensé que les gens ne retournaient pas au travail parce qu’ils ne voulaient pas tomber malades et mourir ? Ou parce que leur emploi n’était pas bon au départ ? Ou parce que les écoles de leurs enfants avaient fermé et qu’ils ne disposaient pas de services de garde fiables ? Lorsqu’on leur a demandé pourquoi de nombreux USAméricains ne retournaient pas au travail aussi vite que certains l’auraient souhaité, pourquoi avons-nous répondu Parce qu’ils touchent 300 dollars de plus par semaine ?
C’est peut-être parce que, depuis les premiers jours du capitalisme, nous avons été formés à considérer les pauvres comme des personnes oisives et démotivées. Les premiers capitalistes du monde ont été confrontés à un problème auquel les titans de l’industrie sont toujours confrontés : comment amener les masses à se rendre dans leurs usines et leurs abattoirs pour travailler pour un salaire aussi bas que le permettent la loi et le marché. Dans son traité de 1786, A Dissertation on the Poor Laws : By a Well-Wisher to Mankind [Dissertation sur les lois d’assistance publique, par un ami de l’humanité] , le médecin et ecclésiastique anglais Joseph Townsend propose une réponse. « Les pauvres ne connaissent guère les motifs qui poussent les plus hauts placés à agir - la fierté, l’honneur et l’ambition », écrit-il. « En général, seule la faim les incite à travailler. »