Dario Manni et Marco Maurizi, Comune-Info, 13/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
L’histoire millénaire des relations entre humains et non-humains est profondément liée aux rapports économiques (Mason 1993 ; McMullen 2016 ; Timofeeva 2018). Cela a également un effet décisif sur la manière dont la nature est représentée symboliquement ou idéologiquement dans notre culture. Il n’existe pas de société humaine qui ne fonde pas ses représentations du monde animal sur les rapports économiques qui sous-tendent sa reproduction (Nibert 2002). Cet élément est central pour comprendre à la fois la continuité qui a caractérisé l’exploitation des animaux à des fins économiques dans l’histoire de la domination, et la discontinuité que le capitalisme a introduite dans cette histoire. Cela est évident si l’on considère l’utilisation qui a été faite des animaux non humains au cours des siècles en tant que force de travail et en tant que biens de consommation.

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La force de travail animale
Historiquement, les animaux ont été utilisés comme force de travail dans l’agriculture, le transport et l’industrie. Cependant, depuis la modernisation capitaliste, l’utilisation des animaux comme force de travail a diminué en raison du développement de la technologie et de l’automatisation. Cela ne signifie pas que le phénomène de l’exploitation du travail animal ne soit pas encore présent dans certaines parties du monde, en particulier dans les pays en développement : dans l’agriculture de ces pays, des animaux tels que les chevaux, les ânes et les bœufs sont encore utilisés pour labourer les champs, transporter des marchandises et effectuer d’autres tâches. En effet, compte tenu du développement inégal du capitalisme, dans certaines circonstances, l’utilisation de ces animaux peut s’avérer moins coûteuse et plus efficace que l’utilisation de machines, en particulier dans les régions où les infrastructures et les ressources sont limitées. Cependant, il est évident que cette utilisation est structurellement réduite par l’investissement technologique des sociétés industrielles avancées et que, par conséquent, ces formes d’exploitation de la force de travail animale sont des survivances d’un passé qui a déjà été effectivement dépassé par la modernisation capitaliste.
Ce type d’exploitation des animaux en tant que force de travail soulève des problèmes éthiques apparemment similaires à ceux qui se posent dans le cas du travail humain : les animaux sont souvent soumis à de longues heures de labeur, à des conditions de travail exténuantes et à un manque de nourriture, d’eau et de soins vétérinaires. En outre, leur emploi à des tâches dangereuses et physiquement épuisantes peut entraîner des blessures ou la mort. Toutefois, il convient de noter que, dans une perspective marxiste, cette similitude ne concerne que l’aspect extérieur du rapport de travail : le rapport de travail capitaliste typique est la relation humaine et qualifie l’exploitation des humains dans un sens différent de celle des animaux non humains. Derrière la similitude empirique se cache une différence essentielle que seule l’analyse théorique peut mettre en évidence.
Lors de l’analyse du processus spécifique de reproduction du capital, par exemple, il serait tout à fait trompeur d’identifier le travail à une simple fourniture d’énergie psychophysique. Bien sûr, les humains et les animaux “travaillent” et tous travaillent pour le capitaliste. Cependant, il existe une caractéristique spécifique du travail humain, une fonction très spécifique du travailleur dans sa relation avec le capitaliste que les animaux ne peuvent pas assumer. Une compréhension différente des rôles joués par les travailleurs et les animaux dans la machine du capitalisme n’est donc pas la conséquence d’un préjugé spéciste : c’est la structure même du mode de production capitaliste qui crée cette distinction des rôles et des fonctions. L’ignorer, c’est tout simplement ignorer le fonctionnement du capitalisme. Rosa Luxemburg, malgré son amour des animaux (Luxemburg 1993), reproche à Adam Smith d’identifier les travailleurs et les animaux en qualifiant l’activité de ces derniers de “travail productif” (Luxemburg 1951 : 40). Bien que le travail animal, tout comme le travail humain, signifie “la dépense d’une certaine quantité de muscle, de nerf, de cerveau” (Marx 1962 : 185), le problème ici n’est pas la production générique de valeur d’usage, c’est-à-dire de produits qui sont utiles pour notre consommation, qui satisfont un de nos besoins ; il est clair que les animaux (peu importe qu’ils soient autonomes ou guidés par la main de l’homme) sont capables de produire de la valeur d’usage. Le problème est que la source de valorisation du capital est l’accumulation de la valeur d’échange, c’est-à-dire la propriété d’une marchandise d’être quantitativement, et non qualitativement, comparée à toute autre marchandise, et donc échangée contre elle et en particulier contre l’équivalent général qu’est l’argent. Le travail animal, n’étant pas lui-même vendu comme une marchandise sur le marché, ne peut ni perdre ni ajouter de la valeur d’échange aux marchandises (Stache 2019 : 15). Seul le travail qui perd et ajoute de la valeur d’échange aux marchandises est du travail productif au sens capitaliste.

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Diego Sarti, “Nègre avec mastiffs” [chiens de plantation], sculpture du groupe “Esclavage”, Exposition générale italienne, Turin, 1884
Ce point a été largement discuté dans la littérature marxiste concernant le problème du travail des esclaves (Bellamy Foster-Holleman-Clark 2010 ; Nesbitt 2022), auquel le travail des animaux peut, au moins en partie, être assimilé1. Bien que ce type de travail puisse être qualifié en termes de "surtravail" qui génère un "surproduit" – par exemple, en soutenant que, sans recevoir de salaire, l'esclave et l'animal reçoivent une part des biens de consommation nécessaires à leur survie mais inférieure à la “valeur” qu'ils ont produite, et que de cette “valeur” ajoutée leur propriétaire retirerait un “profit” - nous serions entièrement dans une situation précapitaliste qui, en outre, ne décrit pas de manière adéquate comment l'esclavage traditionnel et l'exploitation animale sont transformés par leur insertion dans le mode de production capitaliste. On peut également affirmer que l’esclave et l’animal sont “expropriés” du produit de leur travail - indépendamment du fait que, dans certains cas, l’animal n’aurait de toute façon aucun intérêt à s’approprier ce qui lui est enlevé - mais l’expropriation dans le cas du salarié concerne la valeur d’échange dans la sphère de la production et seulement indirectement, en tant que rapport social global, sa subordination au capitaliste également en termes de consommation.
Les expressions “valeur”, “profit” et “expropriation” ont ici un sens imprécis qui brouille les termes théoriques de la question. C’est oublier que l’analyse marxienne de la valeur est essentiellement une théorie monétaire : l’argent n’est pas un simple moyen superposé aux rapports capitalistes, mais constitue une forme essentielle et nécessaire de leur manifestation2. Toute l’analyse du Capital de Marx vise à expliquer pourquoi ces rapports doivent prendre cette forme. Chaque élément de la production capitaliste doit en effet se présenter sous la forme d’une marchandise, donc être doté d’une valeur d’échange pour entrer dans le cercle de valorisation du capital. L’ensemble des valeurs d’échange doit être représenté sous la forme de l’équivalent, c’est-à-dire de l’argent, qui apparaît donc, sous sa forme historiquement complète et développée, à la fois au début et à la fin du processus. Il en va de même pour le travail, qui entre dans la production en étant toujours “attaché” à la personne du travailleur, mais en en étant essentiellement séparé. Il s’agit d’un point central pour deux raisons interdépendantes : d’une part, le travail qui crée une nouvelle valeur n’est pas le travail concret et qualitatif dépensé pour produire la marchandise x ou y, mais plutôt le travail abstrait, représenté quantitativement par l’argent qui exprime sa valeur d’échange. D’autre part, Marx souligne que si le travailleur n’était pas légalement libre de vendre sa force de travail, et donc pour un temps limité, il serait un esclave, ce qui rendrait impossible le phénomène spécifiquement capitaliste de la “valorisation de la valeur”, c’est-à-dire l’échange inégal entre le salaire et l’utilisation de la force de travail, qui est à la base de la production de la plus-value. Il s’agit là d’un point fondamental. En effet, la force de travail a une valeur qui s’exprime dans le salaire, c’est-à-dire dans la partie du capital investi que Marx appelle le capital variable. Dans le cas des esclaves humains et animaux, leur travail n’est pas séparable de leur existence corporelle, ni en principe ni en fait : l’animal, comme l’esclave, a une valeur mais cette valeur n’est pas celle de sa force de travail, elle n’est donc pas exprimable en tant que capital variable, puisqu’elle fait plutôt partie de l’investissement dans les moyens de production. C’est-à-dire qu’il s’agit entièrement de capital constant. L’animal, comme l’esclave, est réduit à une machine et son action n’est pas différente de celle du rouage, il n’ajoute pas de valeur d’échange, il transfère simplement sa valeur d’échange intrinsèque à la marchandise qui réapparaît ici sous forme de coût3. Nulle part il n’est possible de distinguer une valeur spécifique de la force de travail des esclaves ou des animaux, ni un rapport spécifique entre leur temps de travail et l’investissement en capital : le “maître” dépense pour leur achat et le maintien de leur existence comme il le ferait pour des machines, c’est-à-dire indépendamment du fait qu’ils travaillent ou non. Il est évidemment dans son intérêt qu’ils travaillent toujours mais, précisément, l’argent qu’il investit n’a pas de relation structurelle avec la fourniture de travail. Dans la relation salariale, en revanche, l’investissement en capital ne concerne pas la personne du travailleur, mais seulement la disponibilité de sa force de travail pendant le temps nécessaire à la production de biens. Et seulement pour cela. Car c’est là que se manifeste la dualité du travail et de la valeur.
Si la valeur et l’expropriation ont une signification spécifique dans le cas du salarié parce qu’elles concernent non pas le travail empirique et la marchandise particulière produite avec sa valeur d’usage spécifique, mais ce même travail et cette valeur en tant que parts aliquotes du travail social et de la valeur d’échange globale, il en va de même pour le profit, qui doit être distingué de la production de la plus-value. Dans le troisième livre du Capital, Marx clarifie cette différence, même si ce n’est que sous forme d’esquisse. L’esclavage humain et animal dans le capitalisme garantit en effet un profit même si ce travail ne produit pas de plus-value. Marx lui-même donne l’exemple limite des entreprises qui n’investissent que dans le capital constant, un exemple purement théorique : dans les entreprises fondées sur le travail des esclaves et des animaux, en effet, une composante, aussi minime soit-elle, du travail salarié, et donc de la plus-value, ne peut être éliminée. Le fait est que la plus-value produite et abandonnée comme profit par le capitaliste n’est pas celle produite par l’entreprise individuelle. Les différentes branches de l’industrie contribuent en fait, chacune d’une manière différente, à la masse totale de la plus-value et c’est celle-ci qui est ensuite répartie entre les différents capitaux sous forme de profit. Cela se fait par le biais du taux de profit (c’est-à-dire le rapport entre la plus-value et la somme du capital constant et variable) qui, bien que différent pour chaque industrie et chaque branche de production, prend une forme moyenne qui élimine les différences entre elles et garantit à chaque capitaliste un retour sur son investissement. Ces différences sont déterminées par la composition organique du capital, c’est-à-dire la part de l’investissement due au capital constant et celle due au capital variable. Ainsi, il existe des entreprises et des branches de production qui ajoutent une plus grande part à la masse générale de la plus-value, mais les capitaux investis dans les différents secteurs de l’économie se voient garantir un taux de profit moyen dont ils peuvent bénéficier indépendamment de la quantité de plus-value qu’ils ont été en mesure de produire. Les produits du travail d’esclaves sont donc en mesure de “capturer” une partie de la plus-value produite dans d’autres branches de l’industrie et de réaliser ainsi un profit (Nesbitt, 2022, p. 35).