Arundhati Roy, Frontline/The Hindu, 15/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Discours d’acceptation d’Arundhati Roy lors de la cérémonie de remise du prix P. Govinda Pillai qui s’est tenue à Thiruvananthapuram le 13 décembre 2023
Je vous remercie de m’accorder cet honneur au nom de P. Govinda Pillai, l’un des plus éminents théoriciens marxistes du Kerala. Et merci d’avoir demandé à N. Ram d’être la personne qui honore cette occasion. Je sais qu’il a remporté ce prix l’année dernière, mais il partage à bien des égards l’honneur de celui-ci avec moi. En 1998, en tant que rédacteur en chef de Frontline - avec Vinod Mehta, rédacteur en chef d’Outlook - il a publié mon premier essai politique, "The End of Imagination", sur les essais nucléaires de l’Inde. Pendant des années, il a publié mon travail, et le fait qu’il y ait un éditeur comme lui - précis, incisif, mais sans crainte - m’a donné la confiance nécessaire pour devenir l’écrivaine que je suis.
Je ne vais pas parler de la disparition de la presse libre en Inde. Nous tous qui sommes réunis ici savons tout cela. Je ne vais pas non plus parler de ce qui est arrivé à toutes les institutions qui sont censées jouer le rôle de freins et de contrepoids dans le fonctionnement de notre démocratie. Je fais cela depuis 20 ans et je suis sûre que vous tous ici présents connaissez mon point de vue.
En venant du nord de l’Inde au Kerala, ou dans presque tous les États du sud, je me sens tour à tour rassurée et angoissée par le fait que l’effroi avec lequel beaucoup d’entre nous, au nord, vivent chaque jour semble bien loin lorsque je suis ici. Mais ce n’est pas aussi loin que nous l’imaginons. Si le régime actuel revient au pouvoir l’année prochaine, en 2026, l’exercice de délimitation des circonscriptions électorales risque de priver tout le sud de l’Inde de son pouvoir en réduisant le nombre de députés que nous envoyons au Parlement. La délimitation n’est pas la seule menace à laquelle nous sommes confrontés. Le fédéralisme, qui est l’élément vital de notre pays diversifié, est également menacé. Alors que le gouvernement central s’octroie des pouvoirs considérables, nous assistons au spectacle désolant de ministres en chef fièrement élus dans des États gouvernés par l’opposition [au gouvernement central du BJP, NdT], qui doivent littéralement mendier pour obtenir la part de fonds publics qui revient à leur État. Le dernier coup porté au fédéralisme est le récent arrêt de la Cour suprême confirmant l’annulation de la section 370 qui conférait à l’État du Jammu-et-Cachemire un statut semi-autonome. Ce n’est pas le seul État de l’Inde à bénéficier d’un statut spécial. C’est une grave erreur de penser que cet arrêt ne concerne que le Cachemire. Il affecte la structure fondamentale de notre politique.
Mais aujourd’hui, je veux parler de quelque chose de plus urgent. Notre pays a perdu son sens moral. Les crimes les plus odieux, les déclarations les plus horribles appelant au génocide et au nettoyage ethnique sont salués par des applaudissements et des récompenses politiques. Alors que les richesses sont concentrées dans un nombre de plus en plus restreint de mains, le fait de jeter des miettes aux pauvres permet d’obtenir le soutien des pouvoirs qui les appauvrissent encore davantage.

“Les crimes les plus odieux, les déclarations les plus horribles appelant au génocide et au nettoyage ethnique sont salués par des applaudissements et des récompenses politiques” : Arundhati Roy | Photo : Mayank Austen Soofi
L’énigme la plus déconcertante de notre époque est que, partout dans le monde, les gens semblent voter pour se déresponsabiliser. Ils le font sur la base des informations qu’ils reçoivent. Quelle est la nature de ces informations et qui les contrôle, tel est le cadeau empoisonné du monde moderne. Celui qui contrôle la technologie contrôle le monde. Mais finalement, je crois que les gens ne peuvent pas être contrôlés et qu’ils ne le seront pas. Je crois qu’une nouvelle génération se révoltera. Il y aura une révolution. Désolée, je reformule. Il y aura des révolutions. Au pluriel.
J’ai dit que notre pays avait perdu son sens moral. Dans le monde entier, des millions de personnes - juives, musulmanes, chrétiennes, hindoues, communistes, athées, agnostiques - défilent pour demander un cessez-le-feu immédiat à Gaza. Mais les rues de notre pays, qui fut un jour un véritable ami des peuples colonisés, un véritable ami de la Palestine, qui a vu autrefois des millions de personnes défiler également, sont silencieuses aujourd’hui. La plupart de nos écrivains et intellectuels publics, tous sauf quelques-uns, sont également silencieux. Quelle terrible honte ! Et quelle triste démonstration d’un manque de clairvoyance. Alors que nous assistons au démantèlement systématique des structures de notre démocratie et à l’enfermement de notre pays d’une incroyable diversité dans l’idée fallacieuse et étroite d’un nationalisme à taille unique, ceux qui se disent intellectuels devraient au moins savoir que notre pays pourrait lui aussi exploser.